Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

M. M. BOBYREVA: Porjadok slov v prostom i sloznom predlozenii vo francuzskom jazyke. (L'Ordre des mots dans les phrases simples et complexes en français). Moscou, Akademija Nauk SSSR, 1965, 171 p.

Carl Vikner

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Après une introduction, où l'auteur expose les considérations théoriques qui ont présidé à ses recherches, suivent quatre chapitres consacrés aux phrases interrogatives, aux incises, à l'emploi emphatique de l'ordre des mots et aux «conditions structurelles de la postposition du sujet». Malgré son titre compréhensif, l'ouvrage traite exclusivement de la place du sujet et du verbe.

Mme Bobyreva a donné à son livre le sous-titre de Problèmes de la syntaxe

L'expression «syntaxe fonctionnelle» trouve son explication dans l'introduction, où Mme Bobyreva suit E. Coseriul pour établir une distinction entre système et norme, correspondant à la différence entre marques fonctionnelles et non-fonctionnelles(p. 3). Afin de distinguer les emplois fonctionnels de l'ordre des mots de ses emplois non-fonctionnels, l'auteur essaie d'appliquer à la syntaxe la notion de variante, empruntée à la phonologie, en la déformant pourtant quelque peu, à son propre usage. Là où la phonologie distingue un phonème qui peut se manifestersous forme de plusieurs variantes, Mme Bobyreva voit une «invariante»2 qui s'oppose à des variantes. Par exemple, l'inversion des phrases interrogatives (Vient-il?) constituerait «l'invariante», tandis que la non-inversion (// vient?) serait une variante. On le voit, nous sommes loin de la phonologie, où par exemple les [d] et [ô] espagnols sont considérés comme deux variantes du même phonème /d/.3 Comment peut-on imaginer que la non-inversion soit une variante (au sens phonologique) de l'inversion, c'est-à-dire, une des formes sous lesquelles se manifestel'inversion? La seule manière possible d'appliquer le principe phonèmevarianteici, ne serait-ce pas de dire que l'inversion est un type qui comporte trois



1: E. Coseriu: Sistema, norma y habla. Montevideo 1952.

2: J'ai conservé la terminologie de Fauteur, qui emploie les mots russes hhbaphaht et BAPHAHT Cep. p. 8 SS.).

3: Cp. A. Martinet: Eléments de linguistique générale, 3e éd., Paris 1963, p. 68.

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variantes: l'inversion simple pronominale (Quand viendra-t-il?) ou nominale
(Quand viendra ton père?) et l'inversion composée (Quand ton père viendra-t-il?).

Ce que veut dire Mme Bobyreva avec ses concepts d'invariante et de variante n'est souvent autre chose que ce que dit M. Blinkenberg (cité d'ailleurs à plusieurs reprises), quand il oppose un ordre habituel àun ordre occasionnel.4 Mais pourquoi affubler tout cela d'une terminologie à demi structuraliste? En effet, notre auteur se sert volontiers du vocabulaire du structuralisme sans en appliquer les méthodes. Les conditions formelles de l'inversion ne sont jamais prises en considération d'une manière tant soit peu systématique. Très rarement, il distingue entre propositions à sujet pronominal et propositions à sujet substantif, entre inversion simple et inversion composée, etc. Il en résulte une grande confusion qui fait douter de la plupart de ses conclusions.

Tout au long du livre de petites et de grandes inexactitudes foisonnent. L'auteur étudie par exemple la mise en relief du sujet au moyen de la postposition (p. 89-102) sans préciser d'abord quelles conditions syntaxiques sont requises pour que cette construction puisse se réaliser. Ensuite, s'avisant sans doute que les sept premiers exemples présentent l'ordre: Complément circonstanciel - Verbe - Sujet, il se met à parler uniquement de cette construction, bien que quelques-uns des exemples donnés dans la suite soient d'une construction tout autre. La conclusion à laquelle il arrive est que «la construction 'complément circonstanciel - verbe - sujet' sert ordinairement à mettre en relief le sujet» (p. 102). Or, si l'on étudie de plus près les exemples, on s'aperçoit que dans tous les cas où l'on trouve l'ordre C-V-S, il s'agit d'un sujet lourd, muni de déterminations: D'abord apparut une tête coiffée d'un gros bonnet de peluche, et inversement chaque fois qu'on a affaire à l'ordre C-S-V, le sujet est léger, constitué le plus souvent par un substantif seul: A la fabrique et dans le faubourg, les tracts se répandaient. De ceci, l'auteur ne dit rien. Cela est d'autant plus étonnant que plus tard, dans un autre paragraphe, on lit: «si le groupe du sujet est un peu plus grand que le groupe verbal, la postposition du sujet est la norme» (p. 111). Voila la conclusion qu'il aurait fallu tirer a la page 102. - Pour des verbes comme venir, aller, etc. (p. 112 ss.), on nous apprend qu'ils se placent volontiers en tête de phrase.s C'est un fait indéniable, mais à l'appui de cette assertion l'auteur ne cite que des exemples qui présentent l'inversion après un complément circonstanciel en tête de phrase. - Dans le paragraphe qui traite des propositions interrogatives (p. 84-86) - l'auteur l'intitule «Le discours indirect» (Kosvennaja ree') bien que, dans le paragraphe même, il soit toujours question de l'interrogation indirecte (kosvennoj vopros) - on nous parle des possibilitésd'inversion sans mentionner que celle-ci est impossible avec un sujet pronominal. - Souvent la présence du sujet pronominal (en italien et espagnol) est illustrée par des exemples comme Corne ti chiami, tu? (p. 28), où le tu n'est pas sujet mais un pronom mis en extraposition. D'ailleurs le français se sert du même procédé: Je le trouve obsédant, moi. - La phrase Qui c'est, le peuple? (p. 48) est présentée comme un exemple de l'ordre Attribut - Verbe - Sujet. - Imbécile, pourquoique



4: A. Blinkenberg: L'Ordre des mots en français moderne I p. 33.

5: L'auteur ajoute la remarque judicieuse: «Cette position du verbe provoque la postpoMtion du sujet»!

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quoiquetu t'es sauvé? (p. 52) comme exemple de l'ordre Complément circonstanciel - Verbe - Sujet! - Tu m'aimes avec ta raison, toi? Et Lo chiami rubare tu, questo? (p. 54) comme exemples d'anticipation, alors qu'il s'agit au contraire d'une reprise. - Peut-être que tu voudrais aller dans la cabane, Sa veli? demanda Jacques en se penchant sur lui (p. 71) comme exemple d'une incise placée au milieu du discours direct. - Fût-il absent est donné comme l'équivalent de S'il était absent (p. 149), il faudrait dire Même s'il était absent. - Bon nombre des règles données manquent de précision: «En français il existe un ordre fixe pour les compléments exprimés par des pronoms: complément indirect - complément direct: // me le donne» (p. 148-49). Que penser alors de // le lui donne? - Tout ceci, ce ne sont que des exemples cueillis un peu au hasard, la liste pourrait être allongée à souhait.

Les conclusions téméraires ne manquent pas non plus. Le procédé consiste à présenter un ou deux exemples et d'en déduire des conclusions de portée générale. Quelquefois le résultat ne laisse pas d'être cocasse: citant deux exemples du type Où tu vas? extraits d'un roman où ils sont mis dans la bouche de paysans du Midi de la France, l'auteur en conclut que ce type est une «variante du langage familier des fermiers du Midi de la France» (p. 119; même chose p. 55). Sans aucun doute, mais les paysans du Midi seraient-ils seuls responsables de ce type très répandu?

Parfois il arrive à Fauteur de forger lui-même des exemples pour les besoins de la cause, procédé qui devrait être banni de tout ouvrage linguistique. Tous ces exemples ne sont pas également heureux. C'est ainsi qu'on s'étonne à lire: «Pélagie, (sic) t'a apporté des livres? - variante du langage familier, correspondant à l'invariante: Pélagie, a-t-elle apporté des livres à toi?» (p. 35). Ce à toi de la soi-disant invariante, c'est tout simplement du petit nègre. La construction correcte serait t'n-t-pllp nnnnrtp — Ft il v a nlii«" «CVc rnnstnictinnc rsirstrtd>riwnt Ips variantec de la langue familière: Où vos parents sont?. . . De telles constructions se rencontrent dans les œuvres de quelques auteurs modernes» (p. 49). On aurait aimé voir quelques-uns de ces exemples. M. Bòrje Schlyter, dans son étude sur «Les types interrogatifs en français moderne»,6 où il a rassemblé 3650 exemples de phrases interrogatives - matériaux autrement riches que ceux du présent ouvrage -, déclare: «La non-inversion après un mot interrogatif (Où tu vas?) ... se trouve seulement avec un pronom personnel ou ça comme sujet» (op. cit. p. 103). Jusqu'à nouvelle preuve il vaudra donc mieux considérer la «variante» forgée par Mme Bobyreva comme inexistante en français.

L'auteur a estimé que l'étude de l'ordre des mots en français se ferait plus aisémentau moyen d'une comparaison entre des exemples français et des exemples équivalents, tirés des autres langues romanes. En conséquence, les matériaux ont été empruntés, dans une large mesure, aux traductions française, espagnole et italienne de La mère de Gorki. Cependant on n'est pas convaincu du bien fondé de cette méthode. On aurait pu atteindre les mêmes résultats, et beaucoup plus facilement, en se fondant seulement sur des exemples français. C'est sans doute aussi que l'auteur n'utilise pas le procédé du rapprochement avec toute la rigueur requise. Bien souvent il s'agit de rapprochements entre des phrases équivalentes quant au sens, mais dont les structures syntaxiques sont différentes: «Citons encore



6: Moderna Sprák, t. LI, no. 1 (1957), p. 99-115.

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un exemple d'une phrase interrogative où le sujet est postposé en espagnol et antéposéen français: ¿Serán encarcelados los maestros si se hacen sospechosos de repartirlibros prohibidos ?/ Alors vous pensez, demanda Paul, que si on soupçonne les instituteurs de distribuer des livres interdits, on les emprisonnera pour ça?» (p. 40). En espagnol la question est directe, en français l'expression correspondante a la forme d'une complétive (que . . . on les emprisonnera), où en plus la postpositiondu sujet est exclue. Le traducteur français a rendu la question par le syntagme vous pensez qui n'a pas d'équivalent dans la phrase espagnole. Même confusion aux pages 41, 65, 70, 71, etc. Avec de tels rapprochements on ne prouve évidemment rien.

A cela s'ajoute que le style de l'auteur est assez prolixe, les redites fourmillent. On nous apprend par exemple, à une dizaine de reprises, qu'à la différence du français, l'espagnol et l'italien omettent ordinairement le sujet pronominal et ne l'emploient que pour des fins de mise en relief (pp. 22, 26, 28, 46, 56 et passim). On s'en doutait pourtant. - Superflus aussi bon nombre de paragraphes qui restent sans rapport aucun avec l'ordre des mots. Ainsi «Les équivalents lexicaux des verbes déclaratifs» (p. 65-69), qui est d'ailleurs un paragraphe excellent, ce qu'on ne peut malheureusement pas dire de «La structure grammaticale des incises» (p. 79-82): Pourquoi insister sur le fait que le verbe d'une incise est susceptible d'être déterminé par un gérondif, un adverbe, etc. et, de surcroît, citer une vingtaine d'exemples à l'appui, quand cela vaut pour le verbe de n'importe quelle sorte de proposition en français. Autres paragraphes sans rapport avec le sujet du livre: pp. 43, 64-65, 82-84, 102-04.

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