Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

JEAN COHEN: Structure du langage poétique. Paris, Flammarion, 1966, 231 p.

Søren Kolstrup

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Le livre que nous présente Jean Cohen sous le titre: «Structure du langage poétique », paraît à la fois utile et original. Ce livre tire son originalité du fait que Jean Cohen cherche la différence entre le langage poétique et le langage informatif non pas dans une masse de faits d'ordre lexicologique ou dans une masse de tours syntaxiques hétéroclites, mais dans leurs structures.

On sait que cette différence est le plus souvent conçue comme un écart du langage poétique par rapport à la norme, en l'espèce la prose. L'auteur reprend à son compte la notion d'écart en la transformant et en la rendant plus nette et plus radicale. Jean Cohen n'a pas posé la question: Qu'est-ce que la poésie? ou: Quels auteurs peut on désigner comme poètes? Par souci d'objectivité il a pris neuf auteurs que la tradition, le consensus omnium, désigne depuis longtemps comme poètes, trois classiques: Corneille, Molière, Racine, trois romantiques: Lamartine, Hugo, Vigny et trois symbolistes: Verlaine, Rimbaud, Mallarmé.

Le choix a été fait avec un souci évident de garder la synchronie dans la description et dans l'analyse des faits. Ce n'est qu'après l'analyse de chaque groupe qu'on peut se permettre de faire justice à la diachronie en comparant les résultats des trois groupes.

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L'auteur traite tout d'abord la versification. Qu'est-ce que le vers? Cohen rejette
Thypothèse qui fait du rythme ce qui distingue phonétiquement prose et poésie,
pour voir dans le vers une certaine façon de violer le code linguistique.

La prose est caractérisée par le fait qu'à une pause phonétique correspond une pause syntaxique et sémantique. La poésie prend cette règle à contre-pied. Il est vrai que, dans la poésie classique, le parallélisme entre mètre (ligne phonétique) et syntaxe est l'idéal: «Les stances avec grâce apprirent à tomber / Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber». (Boileau). Mais il n'en est pas moins vrai que l'enjambement, qui constitue une violation du parallélisme entre mètre et syntaxe, revient souvent sous la plume des classiques, et cette violation devient de plus en plus fréquente quand on se rapproche des symbolistes: «A toutes jambes, Facteur chez F / Editeur de la décadence» (Mallarmé).

Le vers libre ne connaît d'autre trait constituant qui le distingue de la prose
que les blancs, le désaccord entre le découpage des vers et les unités syntaxiques:

Hier, sur la Nationale sept
Une automobile
Roulant à cent à l'heure s'est jetée
Sur un platane
Ses quatre occupants ont été
Tués.

Ce fait-divers, pris dans un journal et disposé comme un poème, n'est pas de la
poésie, mais comme le dit Cohen:

«Evidemment, ce n'est pas de la poésie. Ce qui montre bien que le procédé à lui tout seul, sans le secours des autres figures, est incapable d'en fabriquer. courant passe, comme si la phrase, par la seule vertu de son découpage, aberrant, était près de se réveiller de son sommeil prosaïque» (pp. 76-77).

La rime, elle aussi, est un écart par rapport à la norme. Dans la langue de tous les jours nous savons qu'à deux formes phonétiques (signifiants) différentes correspondent deux sens (signifiés) différents. Si à un signifiant correspondent deux signifiés, le langage ordinaire cherche à éviter la confusion entre ces deux homonymes.

La rime pêche contre le bon fonctionnement du langage, elle cherche des signifiants qui sont identiques (ou en partie identiques) et auxquels correspondent des signifiés différents. Ceci devient encore plus explicite si on se rend compte que les rimes catégorielles (rimes entre p. ex. flexifs ou entre suffixes) deviennent de plus en plus rares quand nous nous approchons de l'époque symboliste. Donc le vers est «antigrammatical», le vers c'est de l'antiprose. Le vers n'est pas prose + quelque chose (rime ou rythme), mais le vers est une unité qui se définit négativement par rapport à la prose.

Après le niveau phonétique Jean Cohen s'attaque au niveau sémantique où il examine trois relations: la prédication, la jonction et la coordination. Le langage poétique brise la relation ordinaire entre sujet et prédicat. Les deux phrases «le ciel est mort» et «les souvenirs sont cors de chasses» sont des fautes de langue. C'est ce phénomène que Jean Cohen appelle impertinence et qu'on retrouve aussi dans les jonction: «bleus angélus», le plus souvent sous la forme de ce qu'on

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appelle métaphore d'invention - où la langue ne peut assumer sa fonction informativeordinaire.

«Dans le cas de «bleus angélus», nous avons affaire à ce que les psychologues appellent «synesthésie», c'est-à-dire l'association de sensations appartenant à des registres sensoriels différents. Ici, une sensation visuelle est associée à une sensation auditive. Le problème de la synesthésie appartient à la psychologie, et nous n'avons pas ici à nous étendre sur le problème, mais, à ce stade de notre analyse, la synesthésie ne nous intéresse que comme phénomène linguistique, en tant que rapport entre deux signifiés. La synesthésie est reconnue par les linguistes comme un type de métaphore. Elle est ici pour nous un degré de la métaphore. Puisque, en effet, la couleur est inanalysable, le changement de sens ne peut opérer sur ses caractères intrinsèques. Seul l'effet subjectif produit par la couleur, disons, en ce qui concerne la couleur bleue, un effet d'apaisement, est susceptible de réduire l'impertinence. «Bleus angélus» renvoie à l'impression de paix produite par le son de Tangélus. N'épiloguons pas sur cette interprétation. Peu importe la valeur particulière que l'on donne à «bleu», l'essentiel n'est pas là pour le moment. Il est dans ce fait que cette valeur, purement subjective, ne peut être considérée comme une partie composante du signifié de «bleu», (p. 129)

Dans les jonctions et dans les coordinations Cohen trouve d'autres figures, mais
qui ont toutes ceci de commun que ce sont des violations du code linguistique.

Donc, Jean Cohen a voulu démontrer qu'au fond toutes les figures de la vieille réthorique peuvent se réduire à une seule: l'écart systématique par rapport à la norme, la déstructuration systématique du message. Mais cette déstructuration n'est pas un but en elle-même, si dans «bleus angélus» bleu ne peut désigner la couleur, c'est pour que le mot puisse prendre une valeur vague et ouverte. Le sens notionnel (la dénotation) laisse la place au sens émotionnel (par quoi il faut comprendre un type de connotation).

Selon Cohen il ne s'agit pas d'un processus fortuit, au contraire la connotation
n'est pas possible sans la dénotation et sans une dénotation bloquée.

«L'antinomie dénotation-connotation donne la clé de toutes les figures. La poésie, comme on l'a dit, est une vaste métaphore, et il s'agit bien dans tous les cas, comme nous l'avons montré, d'un «changement de sens», l'écart étant toujours réductible par cette voie. Mais alors se pose le problème fonctionnel: Pourquoi la métaphore, pourquoi le changement de sens? Pourquoi ne pas appeler les choses par leurs noms? Pourquoi dire «cette faucille d'or», et non tout simplement «la lune»?

La réponse se trouve dans l'antinomie des deux codes. Sens notionnel et sens émotionnel ne peuvent exister ensemble au sein d'une même conscience. Le signifiant ne peut induire en même temps deux signifiés qui s'excluent. Pour cette raison, la poésie doit user d'un détour. Elle doit rompre la liaison originelle du signifiant avec la notion pour lui substituer l'émotion. Il lui faut bloquer le fonctionnement du vieux code pour permettre au nouveau de fonctionner. La poésie n'est pas autre chose que la prose, elle est l'antiprose. La métaphore n'est pas simple changement de sens, elle en est la métamorphose. La parole poétique est tout à la fois mort et résurrection du langages, (p. 224)

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Rien n'est plus facile que de soulever des critiques et quelquefois des critiques bien fondées. Quelques-unes des théories linguistiques sur lesquelles s: fondent les thèses de Jean Cohen sont loin d'être aussi valables qu'il apparaît dans le livre; assez souvent le lecteur peut penser à un poème, un vrai poème, où une application des thèses de Jean Cohen paraît assez difficile à première vue, etc.

Pourtant ces objections, tout facile qu'il est de les formuler, me semblent sans intérêt, parce que le livre de Jean Cohen ouvre le chemin à d'autres études scientifiques sur le langage poétique - et, peut-être, ce qui serait pour moi le plus intéressant, à des travaux d'ordre pédagogique.

ÂRHUS