Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

Un roman de Diderot: Les Bijoux indiscrets

PAR

KIRSTEN LASSEN

Dans ses Mémoires, M!11 ° de Vandeul, fille de Diderot relate la genèse du premier roman de Diderot, Les Bijoux indiscrets. Selon elle, son père l'aurait écrit afin de gagner de l'argent pour sa maîtresse, Mmc de Puisieux, et pour lui prouver qu'on pouvait très vite composer un roman dans le genre de Crébillon fils: il n'y avait qu'à trouver «une idée plaisante, cheville de tout le reste» (cité par Henri Bénac in Diderot: Œuvres romanesques, Paris 1962, p. 837 (ci-après désigné par «Œ.R. »)). A sa sortie, le roman obtint un grand succès: les romans licencieux se vendaient alors facilement, mais beaucoup de critiques contemporains et postérieurs ont sévèrement jugé Les Bijoux indiscrets. Quelques-uns le trouvent malséant, c'est le cas d'André le Breton, qui le traite d'«œuvre de pur dévergondage dont il n'y a pas à se souvenir.» (André le Breton: Tp rnmnn frnn^nic m, Yl/JTTe al>,^~ Do,;, mis - TO-W TV-,.*---

Leif Nedergaard par exemple, pensent que Diderot aurait mieux fait d'en omettre la partie philosophique (Leif Nedergaard: Diderot, filosoffens liv og virke, Copenhague 1953, p. 216). Diderot n'était pas non plus complètement satisfait de son premier roman; selon Naigon, il regrettait d'avoir cédé au goût du public.

Considérant l'attitude de l'auteur envers son propre roman, il faut noter qu'à l'époque où furent écrits Les Bijoux indiscrets, il semble que Diderot ait méprisé le genre romanesque en général. Cette supposition est confirmée par l'écrivain lui-même dans son Eloge de Richardson (1762): «Par un roman, on a entendu jusqu'à ce jour un tissu d'événementschimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu'on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l'esprit, qui touchent l'âme, qui respirent partout l'amour du bien, et qu'on appelle aussi des romans.» (Diderot: Œuvres esthétiques, Paris 1959, p. 29 (ci-après désigné par «Œ.E.»)). Ce scepticisme envers le genre romanesque, on le retrouve dans Les Bijoux indiscrets. Ce sont surtout les nombreux portraits dans les romans contemporains qui agacent Diderot. Voici comment il introduitMirzoza,

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duitMirzoza,la maîtresse du sultan: «Je ne m'amuserai point à détailler les qualités et les charmes de Mirzoza; l'ouvrage serait sans fin, et je veux que cette histoire en ait une» (Œ.R. p. 5). Et plus loin on lit: «Je ne suis pas grand faiseur de portraits. J'ai épargné au lecteur celui de la sultane favorite; mais je ne me résoudrai jamais à lui faire grâce de celui de la jument du sultan» (Œ.R. p. 112). Diderot s'attaque aussi à l'action invraisemblable et au style chargé des romans merveilleux: «Je ne manquerais pas, madame, de faire siffler les vents à vos oreilles, et gronder la foudre sur votre tête, d'enflammer le ciel d'éclairs, de soulever les flots jusqu'aux nues, et de vous décrire la tempête la plus effrayante que vous ayez jamais rencontrée dans aucun roman, si je ne vous faisait une histoire» (Œ.R. p. 178). Dans Les Bijoux indiscrets on trouve donc aussi bien la critique des portraits, reprise plus tard dans Jacques le Fataliste, que la distinction entre «ie conte merveiiieux» et «le conte historique» qu'établit Diderot dans Les deux Amis de Bourbonne.

Dans l'épître dédicatoire des Bijoux indiscrets, Diderot fait mention du roman de Crébillon fils Le Sopha. Par là il n'a pas seulement classé son roman parmi les romans licencieux, il a aussi nommé un de ses devanciers dans l'art d'écrire des romans construits sur «une idée plaisante, cheville de tout le reste». Voici l'idée «plaisante» des Bijoux indiscrets: à l'aide d'un anneau magique, le sultan Mangogul force les femmes de sa cour à lui raconter leurs aventures «par la partie la plus franche qui soit en elles, et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir» (Œ.R. p. 9). Si l'on compare cette idée à l'idée plaisante du Sopha, on reconnaît que l'idée de Crébillon se prête mieux au genre romanesque que celle de Diderot. Dans Le Sopha, un homme, dont l'âme a été condamnée à séjourner dans un sofa, raconte les aventures galantes auxquelles il a assisté. Chez Crébillon, c'est donc toujours la même personne qui raconte; de plus le nombre d'épisodes isolés est limité, ce qui contribue aussi à préserver l'unité du roman. Dans Les Bijoux indiscrets, au contraire, on ne trouve pas moins de trente «essais de l'anneau», c'est-à-dire autant de récits isolés, présentés par des «narrateurs» différents. Naturellement, ce procédé confère au roman un caractère décousu; le seul fil qui sert à relier tous les épisodes est le pari engagé, par le sultan et Mirzoza, sur la vertu des femmes.

Dans une certaine mesure, la structure particulière du roman compense
ce manque d'unité. Comme l'indique Robert J. Ellerich (The Structure
of Diderot's «Les Bijoux indiscrets». Romanie Review LU, 1961, p. 279-89),l'ouvrage

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89),l'ouvrageest construit selon un principe scientifique plutôt qu'artistique.Les femmes interrogées par le sultan ne sont pas choisies accidentellement.Diderot s'est arrangé pour qu'elles représentent les diverses classes sociales, et, selon les principes scientifiques, il les soumet toutes à la même épreuve. Par la forme, Les Bijoux indiscrets peuvent donc passer pour une enquête scientifique qui donne une vue d'ensemble sur l'attitude des femmes face à l'amour et à la morale.

Comme il fallait s'y attendre, puisqu'il s'agit d'un roman licencieux, le résultat de cette enquête est assez décourageant: sur trente femmes il n'y en a que deux qui passent l'épreuve avec succès. Mais cela ne veut pas dire que toutes les femmes infidèles réagissent de la même façon. Leur comportement dépend avant tout de leur milieu social. Les femmes de la cour sont caractérisées par le Don Juan du roman, Sélim, comme suit: «Une des occupations de ces dames, c'est de se procurer des amants, de les enlever même à leurs meilleures amies, et l'autre de s'en défaire. Dans la crainte de se trouver au dépourvu, tandis qu'elles filent une intrigue, elles en lorgnent deux ou trois autres» (Œ.R. p. 189). On a l'impression que cet amour galant est un des attributs de la noblesse; une des courtisanes, qui se moque des femmes vertueuses s'entend répondre: «... vous avez pris une sorte de conduite plus conforme à des philosophes; elles sécheraient sur pied à la cour» (Œ.R. p. 172). Cette citation fait soupçonner que les bourgeoises sont plus vertueuses que les femmes nobles. L'anneau prouve qu'il n'en est rien. Cependant, Sélim a connu des bourgeoises aussi, et il dit à leur propos: «je vis des bourgeoises que je trouvai dissimulées, fières de leur beauté, toutes grimpées sur le ton de l'honneur . . . elles prêchaient un amour si correct, qu'il fallut bien y renoncer» (Œ.R. p. 189-190). Il semble que, dans la bourgeoisie, on garde les dehors d'une morale déjà rejetée par la cour. C'est donc surtout aux femmes nobles que le sultan fait allusion quand il lance: «Voyez donc, délices de mon âme, quelle est aujourd'hui l'éducation à la mode, quels exemples les jeunes personnes reçoivent de leurs mères, et comment on vous coiffe une jolie femme du préjugé que de se renfermer dans son domestique, régler sa maison et s'en tenir à son époux, c'est mener une vie lugubre, périr d'ennui et s'enterrer toute vive» (Œ.R. p. 124).

Cependant, même à la cour on trouve des femmes vertueuses: les
«femmes tendres», représentées par Mirzoza, aux yeux de qui une
«femme tendre» est une femme qui attache une grande importance au

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côté spirituel de l'amour: «Mirzoza, montée sur les grands principes, et entêtée d'idées et de vertu qui ne convenaient assurément, ni à son rang, ni à sa figure, ni à son âge, soutenait que très souvent on aimait pour aimer, et que les liaisons commencées par le rapport des caractères, soutenues par l'estime, et cimentées par la confiance, duraient très longtempset très constamment, sans qu'un amant prétendît à des faveurs, ni qu'une femme fût tentée d'en accorder» (Œ.R. p. 225). Cette conceptionidéale de l'amour, qui est aussi celle des romans précieux du XVIIe siècle, est rejetée par Mangogul: «Voilà, madame, répondit le sultan, comme les romans vous ont gâtée. Vous avez vu là des héros respectueux et des princesses vertueuses jusqu'à la sottise ; vous n'avez pas pensé que ces êtres n'ont jamais existé que dans la tête des auteurs» (Œ.R. p. 225). Nul doute que le sultan traduit la propre opinion de Diderot sur l'amour précieux.

L'amour conjugal est traité par Diderot dans le chapitre intitulé «Des Voyageurs ». C'est un récit de voyage fictif à l'exemple du Supplément au voyage de Bougainville. La relation du voyage traite des méthodes scientifiques employées par les habitants d'une île lointaine pour faire des mariages heureux. Naturellement, il ne faut pas prendre ce chapitre au sérieux, mais il ne faut pas non plus douter de la sincérité de Diderot, quand il écrit: «... dans notre monde rien n'est plus conforme aux lois qu'un mariage; et rien n'est souvent plus contraire au bonheur et à la raison» (Œ.R. p. 53). Tant par le fond que par la forme, ce chapitre fait donc penser au Supplément au voyage de Bougainville.

L'action des Bijoux indiscrets se passe à Banza, capitale du Congo, mais le milieu du roman est plutôt celui d'un conte oriental. Il est à croire que Diderot a situé cette action dans un cadre oriental, non dans le seul dessein de céder au goût du public pour le conte oriental, mais aussi pour profiter d'un autre avantage du genre: en faisant des Bijoux indiscrets un roman oriental, l'auteur engage le lecteur à accepter les extravagances de l'œuvre. Cependant, il n'y a pas beaucoup de couleur locale dans Les Bijoux indiscrets. Diderot, il est vrai, a donné des noms exotiques à ses personnages, mais, hormis cela, il n'a presque rien fait pour dissimuler qu'en réalité il s'agissait de la France de Louis XV. Ce procédé inconséquent lui permet de brosser, dans le roman, un tableau amusant et satirique, non seulement des mœurs féminines, mais des mœurs du temps en général. Diderot raille les usages mondains. 11 trouve ridicule le zèle avec lequel les femmes de la cour se conforment aux caprices de la mode. Pourquoi faut-il, par exemple, que toute femme ait

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un «gredin»?: «Prince, répondit Mirzoza, nous tenons à nos fantaisies; et il faut que, d'avoir un gredin. c'en soit une, telle que nous en avons beaucoup d'autres, qui ne seraient plus des fantaisies, si l'on en pouvait rendre raison» (Œ.R. p. 83). Les fréquentes vapeurs des femmes sont regardées comme une autre fantaisie à la mode: «... c'est une maladie à la mode. C'est un air à une femme que d'avoir des vapeurs. Sans amants et sans vapeurs, on n'a aucun usage du monde; et il n'y a pas une bourgeoise à Banza qui ne s'en donne» (Œ.R. p. 76). Cette citation prouve également que la mode est dictée par la cour, la bourgeoisie ne faisant qu'imiter la noblesse. Le jeu est aussi une occupation à la mode; ce sont surtout les femmes que la passion du jeu domine, et celle-ci entraîne des conséquences fâcheuses: «cette frénésie altère leur santé et leur beauté, quand elles en ont, sans compter les désordres où je suis sûr, qu'elle les précipite» (Œ.R. p. 30). La satire de Diderot frappe aussi les hommes, notamment les petits-maîtres, qui sont dépeints comme des hommes superficiels et affectés, cherchant à se faire valoir en calomniantles femmes et en se vantant de conquêtes imaginaires. Diderot n'oublie pas non plus «les petites maisons»: dans un épisode burlesque, il ridiculise un rendez-vous qui a lieu dans une «petite maison» (Œ.R. p. 126-29). Pourtant, il n'y a rien de caustique dans la satire des distracvade même de son attitude à l'égard du clergé. L'anticléricalisme de Diderot ressemble à celui de Voltaire. Tous les deux se moquent des vaines discussions religieuses. Les querelles religieuses des Bijoux indiscretsrappellent celles de Zadig, et à l'instar de Voltaire, Diderot raille l'hypocrisie et la débauche des ecclésiastiques. Mais, dans Les Bijoux indiscrets, on ne trouve nulle part l'indignation sincère qui se fera jour dans La Religieuse.

Roman de mœurs, Les Bijoux indiscrets sont aussi, dans une certaine mesure, un roman à clefs. En Mangogul et Mirzoza, on reconnaît facilementLouis XV et Mmtî de Pompadour. Cependant, ce procédé n'a pas pour but de masquer une critique de Louis XV et de sa maîtresse: on n'en trouve presque pas dans Les Bijoux indiscrets. Diderot se contente de quelques remarques ironiques et inoffensives comme celle-ci, qui fait penser au style ironique de Voltaire: «Grâce aux heureuses dispositions de Mangogul, et aux leçons continuelles de ses maîtres, il n'ignora rien de ce qu'un jeune prince a coutume d'apprendre dans les quinze premières années de sa vie, et sut, à l'âge de vingt ans, boire, manger et dormir aussi parfaitement qu'aucun potentat de son âge» (Œ.R. p. 4). En revanche,Diderot

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vanche,Diderotadresse de vives critiques à Louis XIV, notamment sur sa politique militaire: «On prit des villes, on conquit des provinces, on commença des palais et l'on épuisa l'empire d'hommes et d'argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de faim» (Œ.R. p. 212). De la situation financière sous le Roi-Soleil il note: «Le trésor royal étaient un grand coffre vide, ... ; et l'or et l'argent devinrent si rares que les fabriques de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier» (Œ.R. p. 212-13). Diderot reproche au roi la Révocation de l'Édit de Nantes: «Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques, qu'il était de la dernière importance que tous ses sujets lui ressemblassent,et qu'ils eussent les yeux bleus, le nez camard et la moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux millions qui n'avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le contrefaire» (Œ.R. p. 213). Dans le même chapitre, on trouve aussi une critique de Mme de Maintenon; il semble pourtant que Diderot ait surestimé l'influence de cette dame. Malgré les critiques à l'adresse de la personne royale, les pensées de Diderot ne sont rien moins que révolutionnaires. L'écrivain accepte le gouvernement monarchique, à condition que le roi s'efforce d'augmenter le bien-être de ses sujets: «... si les peuples sont plus heureux sous Mangogul qu'ils ne l'étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant l'exacte mesure de la grandeur des princes» (Œ.R. p. 213).

C'est dans la peinture vivante et satirique des mœurs du temps que réside la valeur littéraire des Bijoux indiscrets. Mais, du point de vue de l'histoire littéraire, la partie la plus intéressante du livre n'est ni sa satire des mœurs, ni sa critique de Louis XIV. La satire des mœurs était assez répandue dans les romans licencieux d'alors, et la critique de Louis XIV, on la trouve aussi chez Voltaire. L'originalité des Bijoux indiscrets, ce sont les réflexions esthétiques et philosophiques qui y foisonnent. Les réflexions esthétiques intéressent surtout la tragédie. Comme Voltaire, Diderot s'inquiète de l'avenir du théâtre français. Tout en admirant Racine, il se rend compte qu'un renouvellement du théâtre s'avère nécessaire.Dans Les Bijoux indiscrets, on trouve une critique de la tragédie française qui annonce déjà les Entretiens sur le Fils naturel et qui est sans doute le point de départ des théories diderotesques sur le drame bourgeois. En premier lieu, Diderot reproche à la tragédie française son action invraisemblable. Dans le chapitre intitulé «Entretien sur les Lettres», Mirzoza dit de la tragédie: «En admirez-vous la conduite? Elle est ordinairement si compliquée, que ce serait un miracle qu'il se fût

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passé tant de choses en si peu de temps. La ruine ou la conservation d'un empire, le mariage d'une princesse, la perte d'un prince, tout cela s'exécute en un tour de main» (Œ.R. p. 142-43). Plus tard, Diderot sera obligé de modifier un peu cette critique et, écrivant ses deux drames bourgeois, Le Fils naturel et Le Père de famille, il découvrira que la stricte vérité est souvent peu dramatique; que l'auteur dramatique ne peut que difficilement se passer des «incidents extraordinaires». Dans son Discours sur la poésie dramatique, publié en 1758, il discute ce problème: «Le poète eût écrit tout ce qui lui aurait semblé devoir affecterle plus. Il eût imaginé des événements. Il eût feint des discours. Il eût chargé l'histoire. Le point important pour lui eût été d'être merveilleux,sans cesser d'être vraisemblable; ce qu'il eût obtenu, en se conformant à l'ordre de la nature, lorsqu'elle se plaît à combiner des incidents extraordinaires, et à sauver les incidents extraordinaires par des circonstances communes» (Œ.E. p. 217). On a souvent reproché à Diderot le désaccord entre ses théories dramatiques et ses drames, car, au fond, ses deux pièces ne sont ni vraisemblables, ni capables d'«affecter».Pourtant, si Diderot ne parvient pas dans ses drames à concrétiserses idées sur la vraisemblance de l'action, il profite de son expériencedramatique pour écrire des romans réalistes, où il se révèle maître HanÇ l'art rip «CailUpr lf»C \nr-\Ae*r\tc p.-vtrnr\r-A\nr,\r-ac *¦>«-.*. Ao.c* /-..V^^», "*"- ~ communes». L'exigence d'une plus grande vraisemblance dans les tragédiess'applique aussi au dialogue: «L'emphase, l'esprit et le papillotage qui y régnent sont à mille lieues de la nature. C'est en vain que l'auteur cherche à se dérober; mes yeux percent, et je l'aperçois sans cesse derrièreses personnages. . . Messieurs, au lieu de donner à tout propos de l'esprit à vos personnages, placez-les dans des conjonctures qui leur en donnent» (Œ.R. p. 143-44). Le jeu des acteurs ne fait que souligner l'invraisemblance de l'action et du dialogue; Diderot veut que la déclamationsoit remplacée par un jeu plus naturaliste: «Et puis, a-t-on jamais parlé comme nous déclamons? Les princes et les rois marchent-ils autrement qu'un homme qui marche bien? Ont-ils jamais gesticulé commedes possédés ou des furieux? Les princesses poussent-elles, en parlant, des sifflements aigus?» (Œ.R. p. 144). A tout égard, Diderot insiste donc sur la vraisemblance de la tragédie, mais comment corriger les défauts de la tragédie française? Dans Les Bijoux indiscrets, il se montre partisan des Anciens et loue la tragédie ancienne au détriment de la tragédie moderne: «... convenez que leurs sujets sont nobles, bien choisis, intéressants; que l'action se développe comme d'elle-même; que

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leur dialogue est simple et fort voisin du naturel; que les dénoûments n'y sont pas forcés; que l'intérêt n'y est point partagé, ni l'action surchargée par des épisodes» (Œ.R. p. 142). Il faut noter que ce n'est pas le côté formel des tragédies anciennes qu'admire Diderot. Dans Les Bijoux indiscrets, il se moque de Ricaric, membre de «l'académie congeoise» et partisan des Anciens: «. . . il avait un attachement scrupuleux pour les règles anciennes qu'il citait éternellement; . . . c'était une machine à principes ; ... on ne pouvait être partisan plus zélé des premiers auteurs du Congo ...» (Œ.R. p. 138). En fait, Diderot ne veut pas un retour à la tragédie antique. Au contraire, ce qu'il a tenté de créer, avec ses drames bourgeois, c'est un genre tout à fait nouveau: «J'ai essayé de donner, dans le Fils naturel, l'idée d'un drame qui fût entre la comédie et la tragédie» (Œ.E. p. 190). Il ne vise à imiter les Anciens que dans la mesure où ceux-ci imitent la nature: «La nature m'a donné le goût de la simplicité; et je tâche de le perfectionner par la lecture des anciens. Voilà mon secret» (Œ.E. p. 225).

Les réflexions philosophiques des Bijoux indiscrets sont toutes empreintesde l'idée maîtresse de Diderot: la prééminence de l'expérience, non seulement dans le domaine de la science, mais aussi dans celui de la philosophie. Dans le chapitre intitulé: «Rêve de Mangogul, ou voyage dans la région des hypothèses », l'écrivain nous donne une représentation allégorique de l'expérience victorieuse des systèmes philosophiques fondéssur l'hypothèse. Dans son rêve, Mangogul arrive au temple des hypothèses, vaste édifice suspendu dans l'espace. Les habitants, Platon et ses disciples, sont aussi fragiles que la demeure: «C'étaient des vieillards,ou bouffis, ou fluets, sans embonpoint et sans force et presque tous contrefaits... La plupart n'avaient point de pieds et n'allaient qu'avec des béquilles. Un souffle les faisait tomber, et ils demeuraient à terre jusqu'à ce qu'il prît envie à quelque nouveau débarqué de les relever» (Œ.R. p. 115). Pourtant, la description des vieillards décrépits n'est pas dénuée de toute sympathie, l'amour de Diderot pour l'hypothèsehardie se fait sentir: «Malgré tous ces défauts, ils plaisaient au premier coup d'œil. Ils avaient dans la physionomie je ne sais quoi d'intéressant et de hardi» (Œ.R. p. 115). A la fin du chapitre, Diderot prédit la victoire des sciences empiriques sur les sciences purement spéculatives: le temple des hypothèses et ses habitants sont écrasés par l'expérience. Compte tenu de la grande importance qu'il attache à l'expérience.Diderot doit aussi prendre parti pour la cosmologie de Newton et contre celle de Descartes: «Les principes d'Olibri ont au premier

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coup d'oeil une simplicité qui séduit: ils satisfont en gros aux principaux phénomènes; mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d'une absurdité: mais il n'y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d'Olibri affermissentle sien» (Œ.R. p. 22).

Sur d'autres points encore, Diderot met en question les partis pris scientifiques et philosophiques de l'époque; tel en est-il de la discussion sur la nature et la position de l'âme. Mangogul soutient que l'âme réside dans la tête. Mirzoza avance que sa position varie suivant l'âge, mais que son premier siège est toujours dans les pieds. Il va de soi qu'il ne faut pas prendre au sérieux ces théories, mais il n'en reste pas moins que, du point de vue scientifique, les arguments de Mirzoza sont plus solides que ceux du sultan, parce que les théories de celle-là se fondent sur l'expérience: la contemplation des nouveau-nés. Mangogul a accepté, sans critique, la doctrine de ses maîtres, mais dans les sciences, il n'y a que l'expérience qui compte: «Laissons là vos sages et leurs grands mots ..., et quant à la nature, ne la considérons qu'avec les yeux de l'expérience...» (Œ.R. p. 108). Il est vrai que le point de départ des théories de Mirzoza est une hypothèse, mais cette hypothèse, pour elle, n'est pas un fait établi, mais une supposition qui reste à démontrer: «... j'avoue que je ne suis pas plus avancée de ce côté-là Hut vus pcuagogues. La seule ûirterence quìi y ait entre eux et moi, c'est que je suppose l'existence d'une substance différente de la matière, et qu'ils la tiennent pour démontrée» (Œ.R. p. 103). Cette attitude réservée ne représente pas l'opinion définitive de Diderot sur la nature de l'âme. Dans ses œuvres postérieures, il s'opposera nettement à tout dualisme, qu'il soit enseigné par Descartes ou par l'Eglise.

Pour finir, il nous reste à mentionner les théories de Diderot sur les rêves, théories qui se fondent elles aussi sur l'expérience, à savoir l'observationsuivante: «Les objets ... qui nous ont vivement frappés le jour occupent notre âme pendant la nuit; les traces qu'ils ont imprimées, durant la veille, dans les fibres de notre cerveau, subsistent» (Œ.R. p. 159). Partant de cette observation, Diderot fournit l'explication des désaccords apparents entre les objets rêvés et ceux de la réalité: «Nos rêves ne sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité incroyable, et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre» (Œ.R. p. 160). Notre auteur applique cette théorie associationniste non seulement aux rêves mais encore aux maladies mentales: «... lorsqu'un

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habitant des Petites-Maisons s'écrie qu'il voit des éclairs, qu'il entend gronder le tonnerre, et que des précipices s'entr'ouvrent sous ses pieds; ou qu'Ariadne, placée devant son miroir, se sourit à elle-même, se trouve les yeux vifs, le teint charmant, les dents belles et la bouche petite, ne serait-ce pas que ces deux cervelles dérangées, trompées par des rapports fort éloignés, regardent des objets imaginaires comme présents et réels?» (Œ.R. p. 161). Le parallèle que Diderot établit entre les associations des rêves et celles des maladies mentales concorde bien aves les théories de la psychologie moderne.

En dépit des passages obscènes qu'il contient, le premier roman de Diderot n'est donc nullement une «œuvre de pur dévergondage». Un chef d'œuvre? Certes pas, mais il possède des vertus littéraires incontestables, et il a l'avantage de nous montrer les premières étapes des pensées philosophiques et esthétiques de Diderot. Il n'est pas jusqu'à Naigon qui ne l'ait compris: dans son édition des œuvres complètes de Diderot (1798), il en dit: «A mesure que les livres purement et simplement licencieux perdront de leur célébrité, celui-ci pourrait bien en acquérir, parce qu'on y trouve la satire des mauvaises mœurs, de la fausse éloquence, des préjugés religieux, avec une connaissance très étendue des langues, des sciences et des beaux-arts; des pages très philosophiques et très sages; des morceaux allégoriques pleins de finesse avec beaucoup de chaleur et de verve» (cité par Henri Bénac Œ.R. p. 838).

Kirsten Lassen

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