Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

Rome, Dacie et Scandinavie chez Eminescu

PAR

EUGÈNE LOZOVAN

Afin de bien délimiter mon sujet, je tiens d'abord à préciser ce que je
ne dirai pas. Rugâciunea imui Duc [«La prière d'un Dace»], qui a suscité
toute une littérature, ne fera pas ici l'objet d'une analyse. L'arrière-plan
mythique de Strigoii [«Les revenants»] sera également laissé de côté.
Je ne tenterai pas non plus une localisation des paysages nordiques. Si
le poète a aperçu la mer Baltique, il n'a pas introduit de rea/ia dans
ses vers; ses descriptions septentrionales sont constituées par la fusion
d'éléments d'origines différentes, souvenirs de lecture pour la plupart.
Enfin, je ne me livrerai pas non plus au jeu de reconstruire les ébauches
de drames et d'épopées daciques. Lorsqu'on connaît la façon de travailler
du poète, la longue gestation de ses projets, ses innombrables retouches
et rédactions, on s'imagine facilement ce que seraient devenus ses plans
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de mise en place des fragments que nous possédons - avec l'espoir
d'entrevoir ce qui eût pu être l'œuvre finie - me semble peine perdue.
L'analyse que je me propose de faire ici aura, elle aussi, ses limites.
Sans prétendre examiner tous les passages où Eminescu a fait allusion
aux choses romaines, daces et Scandinaves, je détacherai une série de
faits que je grouperai autour des quatre thèmes suivants:

Io) La Dacie après l'abandon,

2°) Les realia de la civilisation dace,

3°) La communauté indo-européenne,

4°) Laus Romae, opposition anti-romaine, chute de l'Empire.

Une question préalable surgit: par rapport à quoi devons-nous juger Eminescu? Il va de soi que nos considérations ont à tenir compte non seulement du niveau d'érudition et du mouvement des idées au XIXe siècle, mais surtout des connaissances probables que le poète lui-même pouvait en avoir.

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Voyons d'abord la chronologie des poèmesl auxquels j'emprunte
les éléments de la présente enquête :

Strigoli [«Les revenants»], ler décembre 1876,

Odin sì poetai [«Odin et le poète»], 1872,

Memento mori, 1872,

Gemenii [«Les jumeaux»], 1881.

Que pouvait donc savoir Eminescu entre 1872-1881 des antécédents pré-romains de la Dacie? Pas grand-chose. Le premier volume de Istoria critica a Româniloru [«L'histoire critique des Roumains»] de B. P. Hasdeu paraissait en 1875, mais le poète a pu lire auparavant les chapitres publiés dans «Columna lui Traian». Comme le montrait D. Murârasu, les articles de l'historien: Perit-au Dacii? [«Les Daces ont-ils péri?»], 1860, et Cine aufost Dacii? [«Qui ont été les Daces?»j, 1868, constituent le germe du dacisme eminescien.2 Le premier grand ouvrage de synthèse de G. G. Tocilescu, Dacia înainte de Romani [«La Dacie avant les Romains»] fut publié en 1880 et il est peu probable que le poète l'ait mis à contribution. Les travaux de W. Tomaschek sont postérieurs : Les restes de la langue dace et Die alten Thraker voyaient le jour en 1883 et 1893-1894. Les éditions de la Colonne Trajane3 par W. Froehner et C. Cichorius datent de 1872-1874 et 1896. Inutile d'ajouter que les fouilles archéologiques des montagnes d'Orâstie ont été réalisées de nos jours par V. Pârvan et C. Daicoviciu.4

Comme on le voit, la somme d'érudition que, avec la meilleure volonté, Eminescu aurait pu rassembler est excessivement pauvre. Ses intuitions n'auront, de ce fait, que plus de valeur. Pour résumer, le poète a pu faire siens la tradition fabuleuse d'Asachi sur «Trajan et Dochia», les travaux de pionnier de B. P. Hasdeu et, en seconde main, les citations d'écrivains classiques données par les historiens. En Allemagne, il a



1: Les citations sont faites d'après: Eminescu, Poezii^, editie îngrijitâ de Perpessicius, Bucuresti, 1963, «Editura pentru literatura».

2: D. Murárasu, Comentara eminesciene, «Viata romîneascà» XVII, 4-5 (1964) surtout pp. 216-217.

3: W. Froehner, La Colonne Trajane, Paris. C. Cichorius, Die Reliefs der Trajanssa'ule, Berlin. Il est fort peu probable qu'Eminescu ait connu la description antérieure de R. Fabretti, De columna Traiani syntagma, Romae, 1691).

4: V. Pârvan, Getica. O protoistorie a Daciei, Bucureçti, 1926. C. Daicoviciu, Cetatea dacicâ de la Piatra Rosie, Bucuresti, 1954.

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peut-être lu les études de linguistique comparée de F. 80pp.5 Il est aussi indéniable que l'historiographie allemande qui - à l'ombre dominante de Nietzsche - se penchait dans un esprit anti-romain sur les causes de la chute de l'Empire a influencé sa pensée, déjà tournée avec sympathie du côté des «Barbares».

1o) La Dacie après l'abandon.

Comme tous les grands esprits de la Roumanie, Eminescu a abordé «le problème unique» - selon l'expression de V. Pârvan - des origines de la nation. II n'a pas résisté à la tentation de vouloir répondre à la question: que s'est-il passé en Dacie après l'abandon de 270 A.D.? Et il faut avouer que la vision qu'il propose est peut-être fabuleuse et indémontrable, mais aussi élégante et même plausible.

Nous sommes au Ve siècle, Arald mîndrul rege [«Arald le roi altier»]
se trouvait, avec son peuple, quelque part en Russie méridionale:6

Din codrii vechi de brad [. . .]
în valurile Volgâi cercam eu spada vad.

[«Des vieilles forêts de sapins
Avec mon épée, je cherchais le gué dans les ondes de la Volga.»]

Ce oui. soit dit en nassant rnnrnrrJf avpr I<*c hvrvnthpc^c enr 1q rvatri»
indo-européenne. Il se rua vers le Danube et s'y établit:

Pe plaiuri dunârene poporu-si opri mersul,
Arald, copilul rege, uitat-a Universul.

[«Dans les contrées danubiennes mon peuple arrêta sa marche
Arald, l'enfant-roi, oublia l'univers.»]

Et là il rencontra Maria, regina dunâreanâ «la reine danubienne»; elle était accompagnée de ses sfetnici vechi de zile «conseillers chargés de jours». Le reste importe peu. On peut certes sourire lorsqu'on lit que le chef des Avars était un rege cavaler «roi chevalier»7 et qu'il tendit son épée, en signe de soumission, comme dans une chanson de geste. Inutile aussi de discuter qui étaient ces Monahi, cunoseâtori vietii pâmîntene[. . .] a misticei religii întunecoase cete «Moines connaisseurs de



5: A-t-il également connu le livre du savant danois R. Rask, Ueber die thrakische Sprachklasse, Halle, 1822?

6: Strigoli: Poezii, p. 74 ss.

7: Voir pourtant le chef des Tervinges, thiudans — index? R. Vulpe, Le titre iudex porté par Athanaric, «Swïatowit» XXIV (1962) pp. 313-318.

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la vie terrestre, cohues sombres de la mystérieuse religion». En ces siècles obscurs, les hérésies faisaient rage dans la région danubienne: syncrétisme pagano-chrétien, arianisme - nous sommes incapables de tirer les choses au clair. Les vers du poète, disons-le franchement, ne sont pas plus ambigus que les travaux des érudits.

Je retiens donc l'idée centrale. Aux Ve-Vle siècles, la population romane du Danube serait revenue à la monarchie d'avant la conquête de Trajan. Divagation? A peine. Les fouilles archéologiques et les données historiques, retirées des faits de langue, montrent que, lorsqu'en 270 la structure de l'Etat romain a été détruite au nord du Danube, les formes de vie pré-latine ont reconquis le terrain qu'elles avaient perdu.B Les événements récents de la «décolonisation» nous montrent aussi que, sous toutes les latitudes, il en est de même chez des peuples auxquels on a imposé des lois étrangères à leur esprit. Montesquieu le savait déjà. La vision du poète mérite donc l'attention des historiens.

2°) Les realia de la civilisation dace.

Leur nombre est assez élevé. Voyons les plus caractéristiques :

Forteresses. Dans le paradis d'Odin, Decébale demande au poète:9

Mai stâ-nrâdàcinatâ-n munti de piatrâ, Cu murii de granit, eu turnuri gote, Cetatea-mi veche Sarmisegetuza? [«Ma vieille cité de Sarmisegethuza

Demeure-t-elle encore enracinée dans les montagnes de pierre,
Avec ses murailles de granit et ses tours gothiques ? »]

En 1872 on n'avait pas encore donné le premier coup de pioche dans les vestiges des forteresses daces de Transylvanie. Ce qu'on en savait venait uniquement de la tradition erudite. La substitution get-got indique même la source : Jordanes.

Election du roi dace:lç>

- Brigbelu, iatâ ora
Ca-n numele multimii si-n fata tuturora,



8: cf. E. Lozovan. Villes, campagnes et routes de la Romania orientale, in : F. Altheim, Geschichte der Hunnen, Berlin, 1962, vol. V pp. 327-362.

9: O din si poetul: Poezii, p. 276.

10: Gemenii: Poezii, p. 557.

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Venu sa chem de trei ori pe rege-n gura mare
Si daca nici acuma din umbra-i nu rasare,
Sà-ti oferim coroana, càci legea ne preserie
Ca peste-un an nici tronul désert sa nu râmîie,
Nici vâduvâ coroana de tîmpla cuvenità!

[«- Brigbelu, voici l'heure où
Au nom du peuple et devant tout le monde,
Je vins appeler le roi par trois fois, de toutes mes forces,
Et s'il ne surgit pas de l'ombre
Nous t'offrirons la couronne, car la loi nous prescrit
De ne pas laisser, plus d'une année,
Le trône vacant ni la couronne veuve du front prédestiné!»]

Il est difficile de dire d'où Eminescu a pu emprunter ce cérémonial d'élection du roi dace. La vacance du trône, limitée à un an, n'est pas attestée par les sources historiques. Une inscription dace de Transylvanie -DECEBALVS PER SCORILO - qui confirme Jordanes, apporterait la preuve d'une succession héréditaire sur le trône dace.ll Mais ces choses-là, Eminescu ne pouvait les savoir.

Le bison. Cet animal ioue un rôle symbolique

Zimbrul adunàtor de oameni.l2
[«Le bison rassembleur d'hommes»]
Bouri daci râstindu-si fruntea surpâ norii toti eu ei.l3

[«Les aurochs daces secouant leur front font crouler les nuages»]
Zimbrii codrilor cei vecinici.l4
[«Les bisons des forêts éternelles»]

Le poète confond - comme beaucoup de gens - zimbru et bour, quoique du point de vue zoologique les deux animaux appartiennent à des groupes différents {Bison bonassus et Bos mus). Je ne sais si l'aurochs peut constituer une bonne monture car les dieux daces de l'armée de Zalmoxis apparaissent câlari pe bouri.ls En tout cas, le bison est attesté



11: cf. C. Daicoviciu, in: Istoria Romîniei, Bucureçti, 1960, vol. I pp. 294-295

12: Gemenii: Poezii, p. 562.

13: Memento inori: Poezii, p. 309.

14: ibid. p. 303.

15: ibid. p. 307.

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en Dacie depuis les temps anciens.l6 L'étymologie est aussi pré-romaine:
ÇouPpoç.n

Les flèches. Le lecteur d'Ovide qu'était Eminescu a dû se souvenir d'un
motif qui revient sans cesse dans les plaintes de l'exilé de Tomis - les
nuages de flèches gétiques.lB Et il transpose:

Van din Sarmisegetuza vin sâgeti în rosii p10i.19

[«C'est en vain que de Sarmisegethuza arrivent les
flèches en pluie rouge»]

L'arc n'était pas une arme noble ni loyale pour les Romains; ils en laissèrent l'usage aux barbares. Ce n'est qu'à partir du lIIe siècle - forcés par la stratégie - qu'ils se résignèrent à créer des corps «coloniaux» de sagittarii, cataphractariì et clihanan'i,2 ®

Les vêtements des guerriers daces.

Pe-a lor umeri spînzur rosii piei de tigri si de leu,
[¦•¦]
Si-a lor plete lungi si nègre pe-umeri cad de semizeu.2l

[«Sur leurs épaules pendent des peaux rouges de tigres et de lions
Et leurs boucles longues et noires tombent sur leurs
épaules de demi-dieux »]

Nous savons par Hérodote que les» guerriers thraceb d'Asie portaient un
couvre-chef fait de peaux de renard.22 Les «boucles longues» sont attestéespar



16: cf. B. P. Hasdeu, Zimbrul în Dacia, «Columna lui Traian» (1875) pp. 97-104. Dr. E. Botezat, Bourul si zimbrul, «Anal. Acad. Rom. Mem. Sect. St.» s. II t. XXXVI(I9I3-1914) pp. 17-40. C. Daicoviciu, ht. Rom. I p. 336.

17: Je discuterai ailleurs cette étymologie: Rurik et Dragos, à paraître dans «Revue des études roumaines» XI-XII, Paris.

18: Pont. 1,2,47. - cf. aussi Sénèque, Oed. 469.

19: Memento mori: Poezii, p. 308.

20: cf. Hubert van de Weerd - Pieter Lambrechts, Note sur les corps d'archers au Haut-Empire, in: F. Altheim - R. Stiehl, Die Araber in der alten Welt, Berlin, 1964, vol. I pp. 661-677.

21 : Memento mori: Poezii, p. 313.

22: KB(paA.fiai àtaorceKéaç ëxovieç (VII, 75). Il est intéressant de noter que Chateaubriand, dans Les Martyrs, a puisé aux mêmes sources classiques lorsqu'il a décrit les Francs: «Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. v>

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testéespartoute l'imagerie ancienne, dont Eminescu a pu voir des exemples aux musées de Vienne et de Berlin. Passons sur le fait que chez lui les Daces sont bruns - en réalité ils étaient blonds, dit V. Pârvan - comme les autres peuples indo-européens.23

L'hydromel. Decébale, hôte d'Odin, lève sa coupe d'hydromel

Ridica cupa lui cu mied24

II est fort probable que les Daces savaient préparer ce breuvage. Le mot voyageur uéôoç est connu dans la majorité des langues indoeuropénnes, mais aussi en finno-ougrien, en chinois et en japonais.2s Il est en tout cas attesté26 au Ve siècle, dans la région danubienne, par Priskos, l'ambassadeur byzantin à la cour d'Attila.

Fresques daces. Dans le palais de Decébale:

Sunt pe muri tablouri mîndre, nimeritâ zugrâvire
Aie miturilor dace, a credintei din bâtrîni.27

[«Sur les murs il y a de beaux tableaux, des peintures réussies
Des mythes daciques, de la croyance des aïeux »]



23: Getica, p. 168.

24: vjum òi ¡/ueiui. rurzu, p. ¿.IV.

25: M. Vasmer, Russ. etym. Wôrterb. II p. I 10 s.v.

26: Aussi dans les sagas Scandinaves, cf. H. R. Ellis Davidson, Gods and myths of Northern Europe, London, 1964, pp. 28, 40, 157. Chez les Moldaves du XVIe siècle: vino non quidem eurent, sed multum utuntur mulsu, quippe qui melle abundent: A. M. Oraziani, De Despota Valachorum principe, éd. Em. Legrand, Paris, 1889, p. 169. Cette remarque a son importance. La préparation de l'hydromel de bonne qualité, fermenté et bonifié - aqua mulsa inveterata - demandait une teneur riche en sucre de 22% (cf. J. André, Valimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1961, pp. 177-178). Ce qui était évidemment possible seulement dans les pays qui «abondaient en miel». M. AI. Ciorànescu, Dice. etim. rum. 5509, propose des étymons slaves; c'est non seulement gratuit, mais aussi contredit par les faits. D'ailleurs on tourne en rond. M. Vasmer, Russ. etym. Worterb. II p. 160, s.v. mors renvoie au roumain! Dans l'antiquité c'est la Phrygie qui avait la réputation de produire le meilleur hydromel (Pline, N.H. XIV, 113); les Slaves n'ont rien à y faire. En roumain le mot est attesté depuis Dosoftei: ce-mi défera otet pentru mursâ, Ps. LXVIII, 76 (= LXIX, 21). Enfin, si la phonétique «fait des difficultés» (cf. pourtant le sic. ammursatu «siisslicher Wein » que citait déjà W. Meyer-Liibke, REW 5733) il vaudrait mieux expliquer une évolution aberrante plutôt que chercher des étymons absurdes.

27: Memento mori: Poe zii, p. 306.

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La peinture murale chez les Daces n'est pas attestée archéologiquement. Mais aux VIIe-VTIIe livres des Lusiades de Camoëns, la flotte portugaise, à l'ancre dans la rade de Calcutta, reçoit la visite du Catual. Il est accueilli par Paolo da Gama qui lui raconte l'histoire lusitanienne peinte sur des bannières de soie. Eminescu a-t-il connu les Lusiades? S'est-il souvenu de ce passage qu'il a «dacisé»?

La conquête.

Peste pod eu mii de coifuri trece-a Romei gréa mârire, lar Saturn eu fruntea ninsâ stînd pe steaua-i alburie Si-aruncînd ochii lui turburi pesle-a vremii-mpârâ^ie Aiurind întrcabà lurnea: Si aceia-s muritori?2B

[«Sur un pont, avec des milliers de casques, passe la lourde
gloire de Rome
Et Saturne, le front couvert de neige, de son étoile blanchâtre
Jette des yeux troubles sur l'empire du temps,
Etonné, il demande au monde: - Ceux-là aussi sont-ils mortels?»]

Je crois qu'Eminescu a écrit ces vers après avoir contemplé des moulages ou des reproductions graphiques de la Colonne Trajane.29 En Saturne je vois plutôt Danubius qui, sur les premiers reliefs de la Colonne, regarde le passage des légions.

La religion Le poète dit toujours «les dieux daces», au pluriel:

Zeii daci ajung la marea, ce deschide-a ei portale3o

[«Les dieux daces arrivent à la mer qui ouvre ses portes»]

Oastea zeilor Daciei în lungi siruri au iesit3l

[«L'armée des dieux de la Dacie est sortie en longues files»]

II pourrait paraître oiseux de discuter d'une vétille, si elle ne soulevait
une vive controverse. V. Pârvan a été le défenseur le plus énergique qui



28: ibid. p. 307.

29: Même procédé chez Y. Pârvan, Memoriale, Bucureçti, 1923, p. 176. Mais il n'y a pas à s'étonner de la part de l'ancien élève de C. Cichonus!

30: Mémento mûri: Poezii, p. 311.

31 : ibid. p.

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soit du «monothéisme» des Daces.32 Or cette doctrine est fondée sur la lecture erronée d'un seul texte d'Hérodote.33 Il est fort probable que les Daces ont adoré plusieurs dieux. En dépit de nombre d'érudits, le poète a raison.

Un prêtre dace fait l'invocation suivante:

- în numele Celuia, al cârui vecinic nume
De a-1 rosti nu-i vrednic un muritor pe lume34

[«Au nom de Celui dont aucun mortel au monde
N'est digne de prononcer le nom éternel»]

On pourrait se hâter de conclure qu'il s'agit là d'une contamination hébraïque; c'est le tabou biblique du nom de Jehovah. Mais aujourd'hui de nouvelles perspectives se sont ouvertes à nous sur les analogies entre les pratiques ascétiques des Pleistoi daces et celles des Esséniens de Qoumrân.3s Du coup, une ¡mage poétique presque absurde est en passe de devenir vraisemblable.

Eminescu écrit brièvement: Luna, zîna Daciefî6 «la lune déesse de la Dacie». Rien de plus certain pour nous en 1966. La Diana sancta potentissima^l - selon une inscription de Sarmisegethuza que le poète n'a pas connue - la Sanziona du folklore roumain s'est superposée au culte antérieur de Bendis. la déesse thrace.3B

3°) La communauté indo-européenne.

D'une part les lectures faites dans les œuvres de B. P. Hasdeu et des
savants allemands et d'autre part la pénurie de renseignements sur les
Daces ont poussé Eminescu à extrapoler. Il est même facile de reconstruirela



32: Getica, pp. 154-158. Je ne parle pas d'une foule d'amateurs -journalistes et romanciers - qui ont enfourché ce dada et nous ont inondés d'une littérature intarissable.

33: IV, 93-96. Là-dessus C. Daicoviciu, Ist. Rom. I pp. 330-331. id. Herodot si pretinsul monoteism al Getilor «Apulum» IJ (1944-45).

34: Gementi: Poezii, p. 557.

35: Flavius Josèphe, Ant. Jtid. XVIII, 22. E. Lozovan, Dacia sacra, à paraître dans H ¡story of religions, Chicago.

36: Memento mori: Poezii, p. 303.

37: C.I.L. 111 1418. Là-dessus: H. Daicoviciu, Diana de la Sarmisegethuza, in: Omagiu lui C. Daicoviciu, Bucuresti, 1960, pp. 131-139.

38: cf. E. Lozovan, Aux origines du christianisme daco-scvthique, in: F. Altheim, Geschichte der Hunnen, Berlin, 1962, vol. IV pp. 158-162.

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truireladémarche de sa pensée: puisque les documents historiques manquent sur les ancêtres des Roumains - a dû se dire le poète -, prenons les faits de civilisation attestés chez les peuples apparentés, avec l'espoir qu'ils soient analogiques. Cette technique de reconstitution des phases antérieures n'est autre que la façon de procéder de M. Georges Dumézil. Le savant français prend deux termes de comparaison, les coutumes italiques et hindoues et recompose l'état mythique antérieur.39 Mais c'est ce qu'a fait Eminescu dès 1879 lorsqu'il a introduit dans «La prière d'un Dace» les vers du Rig-Véda. Dans cette lumière, nous réhabilitonstoute une série de faits qu'on mettait jusqu'ici dans la catégorie des «confusions». Si «le paradis de la vieille Dacie» - raiui Daciei vechi4() - ressemble au monde aquatique d'Odin; si les dieux nordiques sont présents, avec Zalmoxis, aux côtés des Daces dans leur combat contre les envahisseurs méridionaux, nous n'avons pas affaire à un mélange, dépourvu d'esprit critique, commis par un amateur cultivé. Nous avons là, tout simplement, un procédé délibéré de reconstruction qui ne diffère que par le degré de rigueur de celui qu'emploient les érudits les plus avisés. Certes, parfois Eminescu va trop loin dans ses équations. Ainsi, Zalmoxis voyage râsturnat în car eu rune «couché dans un chariot orné de runes».4l La question de savoir si les Daces connaissaientl'écriture est encore sub iudice42 et, à plus forte raison, celle des alphabets qu'ils employaient. Quant à Dochia, elle fait son apparitiondans une embarcation tirée par des cygnes - luntrea cea de lebezi trasâ4i - comme Lohengrin.44 Là aussi «l'erreur» d'Eminescu est celle de son siècle. Les exagérations de certains savants, qui considéraient les vieilles traditions germaniques comme l'héritage le plus pur de la civilisationoriginelle, sont un lieu commun.

Ce qui me paraît fécond pour les recherches à venir - et les plus sérieuses - c'est l'idée de ce parallélisme scando-dace. En voici un exemple. Après la débâcle de 106 A.D., les chefs de guerre daces tiennent leur dernière réunion :



39: e. g. Questiunculae indo-italicae «Revue des études latines» XXXVI (1958) pp. 112-131.

40: Memento mori: Poezii, p. 306.

41 : ibid. p. 308.

42: C. Daicovîciu, Au cunoscut Dacii scrisul? «Steaua» (Cluj) no. 5-8 (1954) pp. 121-124, inaccessible.

43: Memento mori: Poezii, p. 313.

44: Rappelons que l'opéra wagnérien avait été créé en 1850.

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Vor mai bine-o moarte crudà decît o viatà sclavà
Si-n tâcerea sîntà-a noptii ei ciocnesc, vorbesc si rîd.
Rîd si rîsul înseninà adîncita lor paloare.4s

[«Ils préfèrent une mort cruelle à une vie d'esclave
Dans le silence sacré de la nuit ils trinquent, ils parlent et rient.
Ils rient et le rire rassérène leur profonde pâleur»]

Je rapproche cette attitude du récit que nous fait, en 1075, Adam de
Brème sur les mœurs des Danois:

«Si les hommes sont convaincus coupables de trahison ou d'une autre illégalité, ils préfèrent qu'on leur coupe la tête plutôt qu'on les fouette. Ils ne connaissent pas d'autres punitions que la hache et l'esclavage. Même lorsqu'un homme est condamné, il ne perd pas contenance, car les Danois détestent les larmes et les plaintes et toutes les façons d'exprimer le chagrin, à telle enseigne que personne ne pleure pour ses fautes ni pour la mort des êtres chers».46

Je ne sais si Eminescu a connu directement ce passage d'Adam de Brème,
mais la confrontation me paraît suggestive et l'indication méthodologique
digne d'être retenue.

4°) Laus Romae, opposition anti-romaine, chute de l'Empire.

En six vers, Eminescu écrit un bel éloge à la gloire de Rome:

Si atunci apare Roma în uimita omenire.
Gînduri mari ca sori în caos e puternica-i gîndire
Si ce zice-i zis pe veacuri, e etern, nemuritor;
lar popoarele-si îndreaptà a lor suflete màrete,
A lor fapte seculare, uriasele lor viete,
Dupa cài prescrise-odatâ de gîndire-âstui p0p0r.47

[«Et c'est alors que paraît Rome dans le monde étonné
Ses fortes pensées sont comme autant de soleils dans le chaos
Et ce qu'elle dit c'est pour des siècles, éternel, immortel,
Les peuples orientent leurs grandes âmes,
Leurs hauts faits et leurs vies gigantesques,
Selon les chemins tracés une fois pour toutes par la pensée
de ce peuple »]



45: Memento mari: Puezii, p. 313.

46: J. Brendsied, The Vikings, London, 1960, p. 209

47: Memento mori: Poezii, p. 294.

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Cependant la sympathie du poète va aux vaincus :

Si înfrînti de umilire, eu priviri stinse si crunte,
Regii târilor învinse gem eu greu trâgînd în jug.4B

[«Brisés sous l'humiliation, le regard éteint, farouche.
Les rois des pays vaincus gémissent et peinent sous le joug»]

On croirait entendre la voix du chef britannique Calgacus, gronder sous
la plume de Tacite: übi solitudinem faciunt pacem appellanti A la
malédiction suprême de Decébale, après la défaite:

- «Vai voua Romani puternici! - Umbra, pulbere si spuzâso

[«Malheur à vous, Romains puissants! - Ombre, poussière
et cendres»]

répond la réalité vengeresse:

- Darâ urmasii acelor Romani ?
[...]
între pigmeii toti sunt cei mai mici -
Mai slabi, mai fârâ suflet, mai misei.sl

[«Et les descendants de ces Romains?
Parmi tous les pygmées ils sont les plus petits,
les plus faibles, les plus dénués d'âme, les plus lâches»]

Et Decébale de goûter sa revanche :

- Ah! ce-am dorit în ora mortii mêle,
Roma sa guste pîn-în fund pâharul
Mizeriei si-a decâderii, într-atît
încît sa se despretuiascâ ei pe sine,
Asta s-a împlinit. . . Romanii vechi si mîndri
învigâtorii lumii, au devenit
Romunculi. . .52

[«Oh! ce que j'ai souhaité à l'heure de ma mort:
Que Rome goûte jusqu'au fond de la coupe



48: ibid. p. 295.

49: Agr. 30-32.

50: Memento mori: Poezii, p. 314. Comparer la réponse faite à Tibère par le chef dalmate Bato, après la prise d'Arduba: «Vous autres Romains êtes à blâmer parce que vous envoyez comme gardiens de vos troupeaux non pas des chiens ni des bergers mais des loups» (Dion Cassius, LVI, 16, 3).

51 : Odin si poetul: Poezii, p. 277.

52: ibid.

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de misère et de déchéance
jusqu'à ce qu'elle se méprise elle-même
Cela s'est réalisé. . . Les fiers Romains d'autrefois,
les conquérants du monde, sont devenus
des Romuncules. . . »]

On pourrait dire que c'est le XIXe siècle allemand qui s'exprime par la bouche du roi dace. Il y a là, formulée clairement, la thèse de la dégénérescence raciale par «l'élimination des élites», Ausrottung der Besten selon O. Seek. Mais l'idée de la chute de Rome - la (p6opá de Polybe - est ancienne et l'opposition des peuples soumis par l'Urbs, une réalité indéniable.s3 Et cela montre au moins que l'intuition peut souvent remplacer la documentation.

Je terminerai par une citation tirée d'une belle page de M. Jérôme Carcopino. A propos de Shakespeare, historien de César-4, l'illustre savant se livre aux méditations suivantes, où je n'ai rien à changer pour les appliquer à Eminescu: «N'est-ce point perdre son temps et sa peine que de pâlir, comme ils [i. e. les historiens] l'ont fait et continuent de le faire à longueur de journées, sur les documents dont la quête n'est jamais finie, d'en disséquer les textes, d'en peser les témoignages examinés à la loupe et retournés en tous sens, quand, d'un seul coup d'aile, .~ K..~!.~ ~.!.1~..... .^., .^iiL^j i,jjviai\.n^ù uuiu us 11^ 3 apjjiucuciu qu en tâtonnant, et qu'ils ne se flattent jamais qu'avec hésitation d'avoir acquises après de si longues analyses et au prix de tant d'efforts?»

11 est mélancolique, mais salubre, de conclure sur cette leçon d'humilité :
parfois l'érudition doit s'incliner devant la poésie.

NB. Le texte ci-dessus constitue le développement d'une communication présentée au «Colloque d'études sur Eminescu», Venise, septembre 1964. Je tiens à exprimer ici ma gratitude à la «Fondazione Giorgio Cini» pour sa parfaite hospitalité, ainsi qu'à MIU' Rosa Del Conte, professeur à l'Université de Rome, la cheville ouvrière de cette belle rencontre.

Eugène Lozovan

COPENHAGUE



53: cf. H. Fuchs, Der geistìge Wiederstand gegen Rom in der antiken Welt, Berlin, 1938; S. Mazzarino, La fine del mondo antico, Milano, 1959. - La bibliographie des exagérations marxistes sur le «colonialisme romain» est énorme, cf. D. Tudor, Ráscoale si atacuri «barbare » in Dacia romana, Bucuresti, 1957.

54: Dans le volume: Rencontres de l'histoire et de la littérature romaines, Paris, 1963, p. 271.