Revue Romane, Bind 2 (1967) 1Rome, Dacie et Scandinavie chez EminescuPAR EUGÈNE LOZOVAN Afin de bien
délimiter mon sujet, je tiens d'abord à préciser ce que
je Io) La Dacie après
l'abandon, 2°) Les realia de
la civilisation dace, 3°) La communauté
indo-européenne, 4°) Laus Romae,
opposition anti-romaine, chute de l'Empire. Une question préalable surgit: par rapport à quoi devons-nous juger Eminescu? Il va de soi que nos considérations ont à tenir compte non seulement du niveau d'érudition et du mouvement des idées au XIXe siècle, mais surtout des connaissances probables que le poète lui-même pouvait en avoir. Side 49
Voyons d'abord la
chronologie des poèmesl auxquels j'emprunte Strigoli [«Les
revenants»], ler décembre 1876, Odin sì poetai
[«Odin et le poète»], 1872, Memento mori,
1872, Gemenii [«Les
jumeaux»], 1881. Que pouvait donc savoir Eminescu entre 1872-1881 des antécédents pré-romains de la Dacie? Pas grand-chose. Le premier volume de Istoria critica a Româniloru [«L'histoire critique des Roumains»] de B. P. Hasdeu paraissait en 1875, mais le poète a pu lire auparavant les chapitres publiés dans «Columna lui Traian». Comme le montrait D. Murârasu, les articles de l'historien: Perit-au Dacii? [«Les Daces ont-ils péri?»], 1860, et Cine aufost Dacii? [«Qui ont été les Daces?»j, 1868, constituent le germe du dacisme eminescien.2 Le premier grand ouvrage de synthèse de G. G. Tocilescu, Dacia înainte de Romani [«La Dacie avant les Romains»] fut publié en 1880 et il est peu probable que le poète l'ait mis à contribution. Les travaux de W. Tomaschek sont postérieurs : Les restes de la langue dace et Die alten Thraker voyaient le jour en 1883 et 1893-1894. Les éditions de la Colonne Trajane3 par W. Froehner et C. Cichorius datent de 1872-1874 et 1896. Inutile d'ajouter que les fouilles archéologiques des montagnes d'Orâstie ont été réalisées de nos jours par V. Pârvan et C. Daicoviciu.4 Comme on le voit, la somme d'érudition que, avec la meilleure volonté, Eminescu aurait pu rassembler est excessivement pauvre. Ses intuitions n'auront, de ce fait, que plus de valeur. Pour résumer, le poète a pu faire siens la tradition fabuleuse d'Asachi sur «Trajan et Dochia», les travaux de pionnier de B. P. Hasdeu et, en seconde main, les citations d'écrivains classiques données par les historiens. En Allemagne, il a 1: Les citations sont faites d'après: Eminescu, Poezii^, editie îngrijitâ de Perpessicius, Bucuresti, 1963, «Editura pentru literatura». 2: D. Murárasu, Comentara eminesciene, «Viata romîneascà» XVII, 4-5 (1964) surtout pp. 216-217. 3: W. Froehner, La Colonne Trajane, Paris. C. Cichorius, Die Reliefs der Trajanssa'ule, Berlin. Il est fort peu probable qu'Eminescu ait connu la description antérieure de R. Fabretti, De columna Traiani syntagma, Romae, 1691). 4: V. Pârvan, Getica. O protoistorie a Daciei, Bucureçti, 1926. C. Daicoviciu, Cetatea dacicâ de la Piatra Rosie, Bucuresti, 1954. Side 50
peut-être lu les études de linguistique comparée de F. 80pp.5 Il est aussi indéniable que l'historiographie allemande qui - à l'ombre dominante de Nietzsche - se penchait dans un esprit anti-romain sur les causes de la chute de l'Empire a influencé sa pensée, déjà tournée avec sympathie du côté des «Barbares». 1o) La Dacie après l'abandon.Comme tous les grands esprits de la Roumanie, Eminescu a abordé «le problème unique» - selon l'expression de V. Pârvan - des origines de la nation. II n'a pas résisté à la tentation de vouloir répondre à la question: que s'est-il passé en Dacie après l'abandon de 270 A.D.? Et il faut avouer que la vision qu'il propose est peut-être fabuleuse et indémontrable, mais aussi élégante et même plausible. Nous sommes au Ve
siècle, Arald mîndrul rege [«Arald le roi altier»]
Din codrii vechi
de brad [. . .] [«Des vieilles
forêts de sapins Ce oui. soit dit
en nassant rnnrnrrJf avpr I<*c hvrvnthpc^c enr 1q
rvatri» Pe plaiuri
dunârene poporu-si opri mersul, [«Dans les
contrées danubiennes mon peuple arrêta sa marche
Et là il rencontra Maria, regina dunâreanâ «la reine danubienne»; elle était accompagnée de ses sfetnici vechi de zile «conseillers chargés de jours». Le reste importe peu. On peut certes sourire lorsqu'on lit que le chef des Avars était un rege cavaler «roi chevalier»7 et qu'il tendit son épée, en signe de soumission, comme dans une chanson de geste. Inutile aussi de discuter qui étaient ces Monahi, cunoseâtori vietii pâmîntene[. . .] a misticei religii întunecoase cete «Moines connaisseurs de 5: A-t-il également connu le livre du savant danois R. Rask, Ueber die thrakische Sprachklasse, Halle, 1822? 6: Strigoli: Poezii, p. 74 ss. 7: Voir pourtant le chef des Tervinges, thiudans — index? R. Vulpe, Le titre iudex porté par Athanaric, «Swïatowit» XXIV (1962) pp. 313-318. Side 51
la vie terrestre, cohues sombres de la mystérieuse religion». En ces siècles obscurs, les hérésies faisaient rage dans la région danubienne: syncrétisme pagano-chrétien, arianisme - nous sommes incapables de tirer les choses au clair. Les vers du poète, disons-le franchement, ne sont pas plus ambigus que les travaux des érudits. Je retiens donc l'idée centrale. Aux Ve-Vle siècles, la population romane du Danube serait revenue à la monarchie d'avant la conquête de Trajan. Divagation? A peine. Les fouilles archéologiques et les données historiques, retirées des faits de langue, montrent que, lorsqu'en 270 la structure de l'Etat romain a été détruite au nord du Danube, les formes de vie pré-latine ont reconquis le terrain qu'elles avaient perdu.B Les événements récents de la «décolonisation» nous montrent aussi que, sous toutes les latitudes, il en est de même chez des peuples auxquels on a imposé des lois étrangères à leur esprit. Montesquieu le savait déjà. La vision du poète mérite donc l'attention des historiens. 2°) Les realia de la civilisation dace.Leur nombre est
assez élevé. Voyons les plus caractéristiques : Forteresses.
Dans le paradis d'Odin, Decébale demande au poète:9
Mai stâ-nrâdàcinatâ-n munti de piatrâ, Cu murii de granit, eu turnuri gote, Cetatea-mi veche Sarmisegetuza? [«Ma vieille cité de Sarmisegethuza Demeure-t-elle
encore enracinée dans les montagnes de pierre, En 1872 on n'avait pas encore donné le premier coup de pioche dans les vestiges des forteresses daces de Transylvanie. Ce qu'on en savait venait uniquement de la tradition erudite. La substitution get-got indique même la source : Jordanes. Election du
roi dace:lç> - Brigbelu, iatâ
ora 8: cf. E. Lozovan. Villes, campagnes et routes de la Romania orientale, in : F. Altheim, Geschichte der Hunnen, Berlin, 1962, vol. V pp. 327-362. 9: O din si poetul: Poezii, p. 276. 10: Gemenii: Poezii, p. 557. Side 52
Venu sa chem de
trei ori pe rege-n gura mare [«- Brigbelu,
voici l'heure où Il est difficile de dire d'où Eminescu a pu emprunter ce cérémonial d'élection du roi dace. La vacance du trône, limitée à un an, n'est pas attestée par les sources historiques. Une inscription dace de Transylvanie -DECEBALVS PER SCORILO - qui confirme Jordanes, apporterait la preuve d'une succession héréditaire sur le trône dace.ll Mais ces choses-là, Eminescu ne pouvait les savoir. Le bison. Cet
animal ioue un rôle symbolique Zimbrul adunàtor
de oameni.l2 [«Les aurochs
daces secouant leur front font crouler les nuages»]
Le poète confond - comme beaucoup de gens - zimbru et bour, quoique du point de vue zoologique les deux animaux appartiennent à des groupes différents {Bison bonassus et Bos mus). Je ne sais si l'aurochs peut constituer une bonne monture car les dieux daces de l'armée de Zalmoxis apparaissent câlari pe bouri.ls En tout cas, le bison est attesté 11: cf. C. Daicoviciu, in: Istoria Romîniei, Bucureçti, 1960, vol. I pp. 294-295 12: Gemenii: Poezii, p. 562. 13: Memento inori: Poezii, p. 309. 14: ibid. p. 303. 15: ibid. p. 307. Side 53
en Dacie depuis
les temps anciens.l6 L'étymologie est aussi pré-romaine:
Les flèches.
Le lecteur d'Ovide qu'était Eminescu a dû se souvenir
d'un Van din
Sarmisegetuza vin sâgeti în rosii p10i.19 [«C'est en vain
que de Sarmisegethuza arrivent les L'arc n'était pas une arme noble ni loyale pour les Romains; ils en laissèrent l'usage aux barbares. Ce n'est qu'à partir du lIIe siècle - forcés par la stratégie - qu'ils se résignèrent à créer des corps «coloniaux» de sagittarii, cataphractariì et clihanan'i,2 ® Les vêtements
des guerriers daces. Pe-a lor umeri
spînzur rosii piei de tigri si de leu, [«Sur leurs
épaules pendent des peaux rouges de tigres et de lions
Nous savons par
Hérodote que les» guerriers thraceb d'Asie portaient un
16: cf. B. P. Hasdeu, Zimbrul în Dacia, «Columna lui Traian» (1875) pp. 97-104. Dr. E. Botezat, Bourul si zimbrul, «Anal. Acad. Rom. Mem. Sect. St.» s. II t. XXXVI(I9I3-1914) pp. 17-40. C. Daicoviciu, ht. Rom. I p. 336. 17: Je discuterai ailleurs cette étymologie: Rurik et Dragos, à paraître dans «Revue des études roumaines» XI-XII, Paris. 18: Pont. 1,2,47. - cf. aussi Sénèque, Oed. 469. 19: Memento mori: Poezii, p. 308. 20: cf. Hubert van de Weerd - Pieter Lambrechts, Note sur les corps d'archers au Haut-Empire, in: F. Altheim - R. Stiehl, Die Araber in der alten Welt, Berlin, 1964, vol. I pp. 661-677. 21 : Memento mori: Poezii, p. 313. 22: KB(paA.fiai àtaorceKéaç ëxovieç (VII, 75). Il est intéressant de noter que Chateaubriand, dans Les Martyrs, a puisé aux mêmes sources classiques lorsqu'il a décrit les Francs: «Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. v> Side 54
testéespartoute l'imagerie ancienne, dont Eminescu a pu voir des exemples aux musées de Vienne et de Berlin. Passons sur le fait que chez lui les Daces sont bruns - en réalité ils étaient blonds, dit V. Pârvan - comme les autres peuples indo-européens.23 L'hydromel.
Decébale, hôte d'Odin, lève sa coupe d'hydromel
Ridica cupa lui cu
mied24 II est fort probable que les Daces savaient préparer ce breuvage. Le mot voyageur uéôoç est connu dans la majorité des langues indoeuropénnes, mais aussi en finno-ougrien, en chinois et en japonais.2s Il est en tout cas attesté26 au Ve siècle, dans la région danubienne, par Priskos, l'ambassadeur byzantin à la cour d'Attila. Fresques
daces. Dans le palais de Decébale: Sunt pe muri
tablouri mîndre, nimeritâ zugrâvire [«Sur les murs il
y a de beaux tableaux, des peintures réussies 23: Getica, p. 168. 24: vjum òi ¡/ueiui. rurzu, p. ¿.IV. 25: M. Vasmer, Russ. etym. Wôrterb. II p. I 10 s.v. 26: Aussi dans les sagas Scandinaves, cf. H. R. Ellis Davidson, Gods and myths of Northern Europe, London, 1964, pp. 28, 40, 157. Chez les Moldaves du XVIe siècle: vino non quidem eurent, sed multum utuntur mulsu, quippe qui melle abundent: A. M. Oraziani, De Despota Valachorum principe, éd. Em. Legrand, Paris, 1889, p. 169. Cette remarque a son importance. La préparation de l'hydromel de bonne qualité, fermenté et bonifié - aqua mulsa inveterata - demandait une teneur riche en sucre de 22% (cf. J. André, Valimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1961, pp. 177-178). Ce qui était évidemment possible seulement dans les pays qui «abondaient en miel». M. AI. Ciorànescu, Dice. etim. rum. 5509, propose des étymons slaves; c'est non seulement gratuit, mais aussi contredit par les faits. D'ailleurs on tourne en rond. M. Vasmer, Russ. etym. Worterb. II p. 160, s.v. mors renvoie au roumain! Dans l'antiquité c'est la Phrygie qui avait la réputation de produire le meilleur hydromel (Pline, N.H. XIV, 113); les Slaves n'ont rien à y faire. En roumain le mot est attesté depuis Dosoftei: ce-mi défera otet pentru mursâ, Ps. LXVIII, 76 (= LXIX, 21). Enfin, si la phonétique «fait des difficultés» (cf. pourtant le sic. ammursatu «siisslicher Wein » que citait déjà W. Meyer-Liibke, REW 5733) il vaudrait mieux expliquer une évolution aberrante plutôt que chercher des étymons absurdes. 27: Memento mori: Poe zii, p. 306. Side 55
La peinture murale chez les Daces n'est pas attestée archéologiquement. Mais aux VIIe-VTIIe livres des Lusiades de Camoëns, la flotte portugaise, à l'ancre dans la rade de Calcutta, reçoit la visite du Catual. Il est accueilli par Paolo da Gama qui lui raconte l'histoire lusitanienne peinte sur des bannières de soie. Eminescu a-t-il connu les Lusiades? S'est-il souvenu de ce passage qu'il a «dacisé»? La conquête.
Peste pod eu mii de coifuri trece-a Romei gréa mârire, lar Saturn eu fruntea ninsâ stînd pe steaua-i alburie Si-aruncînd ochii lui turburi pesle-a vremii-mpârâ^ie Aiurind întrcabà lurnea: Si aceia-s muritori?2B [«Sur un pont,
avec des milliers de casques, passe la lourde Je crois qu'Eminescu a écrit ces vers après avoir contemplé des moulages ou des reproductions graphiques de la Colonne Trajane.29 En Saturne je vois plutôt Danubius qui, sur les premiers reliefs de la Colonne, regarde le passage des légions. La religion Le
poète dit toujours «les dieux daces», au pluriel:
Zeii daci ajung la
marea, ce deschide-a ei portale3o [«Les dieux daces
arrivent à la mer qui ouvre ses portes»] Oastea zeilor
Daciei în lungi siruri au iesit3l [«L'armée des dieux de
la Dacie est sortie en longues files»] II pourrait
paraître oiseux de discuter d'une vétille, si elle ne
soulevait 28: ibid. p. 307. 29: Même procédé chez Y. Pârvan, Memoriale, Bucureçti, 1923, p. 176. Mais il n'y a pas à s'étonner de la part de l'ancien élève de C. Cichonus! 30: Mémento mûri: Poezii, p. 311. 31 : ibid. p. Side 56
soit du «monothéisme» des Daces.32 Or cette doctrine est fondée sur la lecture erronée d'un seul texte d'Hérodote.33 Il est fort probable que les Daces ont adoré plusieurs dieux. En dépit de nombre d'érudits, le poète a raison. Un prêtre dace
fait l'invocation suivante: - în numele
Celuia, al cârui vecinic nume [«Au nom de Celui
dont aucun mortel au monde On pourrait se hâter de conclure qu'il s'agit là d'une contamination hébraïque; c'est le tabou biblique du nom de Jehovah. Mais aujourd'hui de nouvelles perspectives se sont ouvertes à nous sur les analogies entre les pratiques ascétiques des Pleistoi daces et celles des Esséniens de Qoumrân.3s Du coup, une ¡mage poétique presque absurde est en passe de devenir vraisemblable. Eminescu écrit brièvement: Luna, zîna Daciefî6 «la lune déesse de la Dacie». Rien de plus certain pour nous en 1966. La Diana sancta potentissima^l - selon une inscription de Sarmisegethuza que le poète n'a pas connue - la Sanziona du folklore roumain s'est superposée au culte antérieur de Bendis. la déesse thrace.3B 3°) La communauté indo-européenne.D'une part les
lectures faites dans les œuvres de B. P. Hasdeu et des
32: Getica, pp. 154-158. Je ne parle pas d'une foule d'amateurs -journalistes et romanciers - qui ont enfourché ce dada et nous ont inondés d'une littérature intarissable. 33: IV, 93-96. Là-dessus C. Daicoviciu, Ist. Rom. I pp. 330-331. id. Herodot si pretinsul monoteism al Getilor «Apulum» IJ (1944-45). 34: Gementi: Poezii, p. 557. 35: Flavius Josèphe, Ant. Jtid. XVIII, 22. E. Lozovan, Dacia sacra, à paraître dans H ¡story of religions, Chicago. 36: Memento mori: Poezii, p. 303. 37: C.I.L. 111 1418. Là-dessus: H. Daicoviciu, Diana de la Sarmisegethuza, in: Omagiu lui C. Daicoviciu, Bucuresti, 1960, pp. 131-139. 38: cf. E. Lozovan, Aux origines du christianisme daco-scvthique, in: F. Altheim, Geschichte der Hunnen, Berlin, 1962, vol. IV pp. 158-162. Side 57
truireladémarche de sa pensée: puisque les documents historiques manquent sur les ancêtres des Roumains - a dû se dire le poète -, prenons les faits de civilisation attestés chez les peuples apparentés, avec l'espoir qu'ils soient analogiques. Cette technique de reconstitution des phases antérieures n'est autre que la façon de procéder de M. Georges Dumézil. Le savant français prend deux termes de comparaison, les coutumes italiques et hindoues et recompose l'état mythique antérieur.39 Mais c'est ce qu'a fait Eminescu dès 1879 lorsqu'il a introduit dans «La prière d'un Dace» les vers du Rig-Véda. Dans cette lumière, nous réhabilitonstoute une série de faits qu'on mettait jusqu'ici dans la catégorie des «confusions». Si «le paradis de la vieille Dacie» - raiui Daciei vechi4() - ressemble au monde aquatique d'Odin; si les dieux nordiques sont présents, avec Zalmoxis, aux côtés des Daces dans leur combat contre les envahisseurs méridionaux, nous n'avons pas affaire à un mélange, dépourvu d'esprit critique, commis par un amateur cultivé. Nous avons là, tout simplement, un procédé délibéré de reconstruction qui ne diffère que par le degré de rigueur de celui qu'emploient les érudits les plus avisés. Certes, parfois Eminescu va trop loin dans ses équations. Ainsi, Zalmoxis voyage râsturnat în car eu rune «couché dans un chariot orné de runes».4l La question de savoir si les Daces connaissaientl'écriture est encore sub iudice42 et, à plus forte raison, celle des alphabets qu'ils employaient. Quant à Dochia, elle fait son apparitiondans une embarcation tirée par des cygnes - luntrea cea de lebezi trasâ4i - comme Lohengrin.44 Là aussi «l'erreur» d'Eminescu est celle de son siècle. Les exagérations de certains savants, qui considéraient les vieilles traditions germaniques comme l'héritage le plus pur de la civilisationoriginelle, sont un lieu commun. Ce qui me paraît fécond pour les recherches à venir - et les plus sérieuses - c'est l'idée de ce parallélisme scando-dace. En voici un exemple. Après la débâcle de 106 A.D., les chefs de guerre daces tiennent leur dernière réunion : 39: e. g. Questiunculae indo-italicae «Revue des études latines» XXXVI (1958) pp. 112-131. 40: Memento mori: Poezii, p. 306. 41 : ibid. p. 308. 42: C. Daicovîciu, Au cunoscut Dacii scrisul? «Steaua» (Cluj) no. 5-8 (1954) pp. 121-124, inaccessible. 43: Memento mori: Poezii, p. 313. 44: Rappelons que l'opéra wagnérien avait été créé en 1850. Side 58
Vor mai bine-o
moarte crudà decît o viatà sclavà [«Ils préfèrent
une mort cruelle à une vie d'esclave Je rapproche cette
attitude du récit que nous fait, en 1075, Adam de
«Si les hommes sont convaincus coupables de trahison ou d'une autre illégalité, ils préfèrent qu'on leur coupe la tête plutôt qu'on les fouette. Ils ne connaissent pas d'autres punitions que la hache et l'esclavage. Même lorsqu'un homme est condamné, il ne perd pas contenance, car les Danois détestent les larmes et les plaintes et toutes les façons d'exprimer le chagrin, à telle enseigne que personne ne pleure pour ses fautes ni pour la mort des êtres chers».46 Je ne sais si
Eminescu a connu directement ce passage d'Adam de Brème,
4°) Laus Romae, opposition anti-romaine, chute de l'Empire.En six vers, Eminescu
écrit un bel éloge à la gloire de Rome: Si atunci apare
Roma în uimita omenire. [«Et c'est alors
que paraît Rome dans le monde étonné 45: Memento mari: Puezii, p. 313. 46: J. Brendsied, The Vikings, London, 1960, p. 209 47: Memento mori: Poezii, p. 294. Side 59
Cependant la
sympathie du poète va aux vaincus : Si înfrînti de
umilire, eu priviri stinse si crunte, [«Brisés sous
l'humiliation, le regard éteint, farouche. On croirait
entendre la voix du chef britannique Calgacus, gronder
sous - «Vai voua Romani
puternici! - Umbra, pulbere si spuzâso [«Malheur à vous,
Romains puissants! - Ombre, poussière répond la réalité
vengeresse: - Darâ urmasii
acelor Romani ? [«Et les
descendants de ces Romains? Et Decébale de
goûter sa revanche : - Ah! ce-am dorit
în ora mortii mêle, [«Oh! ce que j'ai
souhaité à l'heure de ma mort: 48: ibid. p. 295. 49: Agr. 30-32. 50: Memento mori: Poezii, p. 314. Comparer la réponse faite à Tibère par le chef dalmate Bato, après la prise d'Arduba: «Vous autres Romains êtes à blâmer parce que vous envoyez comme gardiens de vos troupeaux non pas des chiens ni des bergers mais des loups» (Dion Cassius, LVI, 16, 3). 51 : Odin si poetul: Poezii, p. 277. 52: ibid. Side 60
de misère et de
déchéance On pourrait dire que c'est le XIXe siècle allemand qui s'exprime par la bouche du roi dace. Il y a là, formulée clairement, la thèse de la dégénérescence raciale par «l'élimination des élites», Ausrottung der Besten selon O. Seek. Mais l'idée de la chute de Rome - la (p6opá de Polybe - est ancienne et l'opposition des peuples soumis par l'Urbs, une réalité indéniable.s3 Et cela montre au moins que l'intuition peut souvent remplacer la documentation. Je terminerai par une citation tirée d'une belle page de M. Jérôme Carcopino. A propos de Shakespeare, historien de César-4, l'illustre savant se livre aux méditations suivantes, où je n'ai rien à changer pour les appliquer à Eminescu: «N'est-ce point perdre son temps et sa peine que de pâlir, comme ils [i. e. les historiens] l'ont fait et continuent de le faire à longueur de journées, sur les documents dont la quête n'est jamais finie, d'en disséquer les textes, d'en peser les témoignages examinés à la loupe et retournés en tous sens, quand, d'un seul coup d'aile, .~ K..~!.~ ~.!.1~..... .^., .^iiL^j i,jjviai\.n^ù uuiu us 11^ 3 apjjiucuciu qu en tâtonnant, et qu'ils ne se flattent jamais qu'avec hésitation d'avoir acquises après de si longues analyses et au prix de tant d'efforts?» 11 est
mélancolique, mais salubre, de conclure sur cette leçon
d'humilité : NB. Le texte ci-dessus constitue le développement d'une communication présentée au «Colloque d'études sur Eminescu», Venise, septembre 1964. Je tiens à exprimer ici ma gratitude à la «Fondazione Giorgio Cini» pour sa parfaite hospitalité, ainsi qu'à MIU' Rosa Del Conte, professeur à l'Université de Rome, la cheville ouvrière de cette belle rencontre. Eugène
Lozovan COPENHAGUE
53: cf. H. Fuchs, Der geistìge Wiederstand gegen Rom in der antiken Welt, Berlin, 1938; S. Mazzarino, La fine del mondo antico, Milano, 1959. - La bibliographie des exagérations marxistes sur le «colonialisme romain» est énorme, cf. D. Tudor, Ráscoale si atacuri «barbare » in Dacia romana, Bucuresti, 1957. 54: Dans le volume: Rencontres de l'histoire et de la littérature romaines, Paris, 1963, p. 271. |