Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

L'itinéraire de Jean-Paul Sartre. De la psychanalyse existentielle à la méthode progressive-régressive

PAR

NIELS EGEBAK

La Critique de la raison dialectique, dernière œuvre de Jean-Paul Sartre non encore terminée, représente aux yeux de beaucoup de monde un certain progrès quant à l'application moins individualiste de la pensée de Sartre et à la méthode employée, comparée à L'être et le néant. D'autre part, Sartre a lui-même pris beaucoup de soin pour souligner la continuité entre les deux œuvres - dans une note (p. 30) il préconise, en s'opposant ici à Georgy Lukacs, sa propre théorie de la conscience comme un remède au marxisme figé; et dans une autre note (p. 285 seq.) il rattache la Critique de la raison dialectique directement à L'être et le néant, non sans se livrer à une certaine autocritique, certes, mais en appuyant surtout sur la continuité.

Il y a donc lieu de comparer les deux œuvres afin de discerner leurs convergences et leurs différences éventuelles. Une telle comparaison, si elle doit être exhaustive, ne peut pas être envisagée dans le cadred'un article de revue. Pour commencer on peut, cependant, faire la comparaison entre les deux méthodes employées dans l'une et l'autre œuvre. D'autant plus que Sartre lui-même a consacré une partie de chacune à l'exposé de ces méthodes. Ainsi on peut arriver à une conclusion provisoire concernant l'itinéraire de Sartre depuis L'être et le néant, puisqu'une méthode préjugera toujours les résultats qu'on peut obtenir par elle. Par conséquent, on ne trouvera pas ici l'exposé du contenu des deux œuvres, qu'on peut d'ailleurs considérer comme assez connu. Je ferai, d'abord, un compte rendu de la psychanalyse existentielletelle qu'elle est présentée dans L'être et le néant (ci-après appelé: EN), puis je rendrai compte des principaux traits de la méthode progressive-régressivede la Critique de la raison dialectique (ci-après appelée: CRD) en mettant en lumière les quelques modifications que cette méthodea

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thodeaapportées à la psychanalyse existentielle. En conclusion j'esquisseraiune
appréciation de l'évolution d'une méthode à l'autre, non pas
tant d'un point de vue marxiste que d'un point de vue phénoménologique.

L'exposé de la méthode de la psychanalyse existentielle se trouve dans la quatrième partie de L'être et le néant, partie qui porte le titre général «Avoir, Faire et Être». Il faut remarquer que la partie immédiatement précédente avait le titre «Le Pour-Autrui» et arrivait à la conclusion suivante: ou bien je suis un objet sous le regard de l'autre, ou bien c'est l'autre qui est fait objet par mon regard, et que, par conséquent, le Pour-Autrui est un dilemme, dont il est impossible pour la réalité humaine de sortir: l'essence des rapports entre consciences est le conflit puisque chaque conscience tend à réduire l'autre à une chose parmi les choses, une pétrification par le regard qui, selon Sartre, est le sens profond du mythe de Méduse (EN, p. 502). On sait, par ailleurs, que pour le Sartre de L'être et le néant l'homme et la conscience sont identiques. La conscience, c'est le pour-soi, et en dehors de cette conscience il n'y a que Yen-soi ou l'existence dans son aspect le plus contingent et le plus absurde (cf. L'imaginaire, p. 246). Il s'ensuit que l'existence du corps se réduit à cette existence en-soi, existence qui est constamment dépassée par le pour-soi qui diffère de l'en-soi - qui est ce qu'il est - en étant ce qu'il n'est pas et n'étant pas ce qu'il est, pour reprendre la définition fameuse qui revient à plusieurs reprises dans Lêtre et le néant. L'existence propre de l'homme est donc, selon Sartre, toujours sa conscience d'exister, ou bien sa conscience non-thetique (d')exister et avam cette conscience non-thétique il n'y a simplement pas d'homme.

Cela implique que le pour-soi surgit, à proprement parler, ex nihilo au milieu de l'en-soi - au-milieu-du-monde -comme un pourquoi, comme une interrogation de l'existence en-soi et un dépassement de l'en-soi, mais - Sartre prend soin de le souligner plusieurs fois - non pas causé par l'en-soi: il ne peut pas avoir son origine dans l'en-soi puisque rien d'autre que la conscience ne peut produire de la conscience.

Ceci, qui de temps en temps conduit Sartre, par son argumentation même, aux pires contradictions, est la base de la psychanalyse existentielle,puisque, le pour-soi, étant une interrogation, «a le droit de se retourner sur sa propre origine» (EN, p. 714). C'est exactement en ce retour du pour-soi sur sa propre origine que consiste la psychanalyse existentielle. Elle est, par conséquent, profondément subjectivistc, individualiste,solipsiste même. Le pour-soi est défini par son libre projet, c'est-à-dire par l'élan par lequel il se jette vers sa propre fin. La psychanalyseexistentielle

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analyseexistentiellea pour seul but d'interroger ce projet et cette fin
elle-même, car celle-ci «fait partie de la subjectivité absolue, comme sa
limite transcendante et objective» (EN. p. 643).

De ce point de vue Sartre rejette la psychanalyse dite empirique et positiviste parce qu'elle proclame que l'homme se définit par ses désirs, ou plutôt parce qu'elle a une conception erronée de ce que veut dire justement «désir». Selon Sartre le désir n'est pas dans l'homme comme le contenu de sa conscience - la conscience est un vide, un néant dépourvu de contenu - le désir est au contraire la conscience de certains objets comme désirables. Un homme ne peut d'ailleurs pas être réduit à ses désirs, puisque l'homme est projet et libre choix de soi-même dans une situation donnée, situation qui est toujours dépassable, voire toujours dépassée, par le projet, par la liberté à laquelle nous sommes, selon une expression célèbre, «condamnés». Mais cela veut dire que la psychanalyse positiviste, en découvrant les désirs premiers et en en restant là, ne réussit pas à expliquer ce qu'il fallait justement expliquer, à savoir «l'individualité du projet considéré» (EN, p. 644), «l'individuel pur» (ib. p. 645). Ce que Sartre reproche à la psychanalyse positiviste, c'est donc qu'elle fait disparaître l'homme, la liberté du choix, le projet fondamental, en un mot: l'individu ou la subjectivité, cet élan qui «ne saurait être que purement individuel et unique» (EN, p. 650).

C'est pour décrire cet élan que Sartre propose une autre méthode qui pourrait «découvrir en chaque tendance, en chaque conduite du sujet, une signification qui la transcende» (EN, p. 650) et - il faut le remarquer - une signification qui ne saurait être /«consciente, puisque le sujet se définit par sa conscience - thétique ou non-thétique - et qu'une conscience inconsciente serait, dit Sartre, une pure absurdité (EN, p. 18). La signification réside dans le projet du pour-soi vers un pour-soi-en-soi, c'està-dire dans la passion de l'homme de fonder la totalité de l'homme et du monde et ainsi d'échapper à la contingence, dans le désir d'une conscience «qui serait fondement de son propre être-en-soi par la pure conscience qu'elle prendrait d'elle-même» (EN, p. 653). Autrement dit: l'homme veut être Dieu. Ce qui est, bien entendu, «une passion inutile» (EN, p. 708), mais passion qui se manifeste concrètement dans le libre projet du pour-soi dans sa situation donnée, son dépassement de cette situation vers le possible, dépassement qui est la source de la signification et des valeurs. Le but de la psychanalyse existentielle sera la description de ce dépassement.

Voici quelques traits, précisés par Sartre, de cette psychanalyse: 1) Elle

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ne connaît rien avant le surgissement originel de la liberté humaine, c'est-à-dire avant le pour-soi, avant la conscience non-thétique (de) soi. Elle rejette donc formellement l'inconscient. 2) Elle cherche à déterminer le choix originel qui, comme le complexe, est antérieur à la logique, mais non pas pour autant à la conscience qu'il ne faut pas confondre avec la connaissance - Sartre le souligne, sans pouvoir suivre strictement,d'ailleurs, sa propre exhortation. Il s'agit de la conscience préréflexive,identique à la conscience non-thétique (de) soi et déjà liberté, qui rend la réflexion et la connaissance possible mais qui exclue en même temps l'existence d'un désir autrement que comme conscience (de) désir. De ce point de vue le complexe, p. ex., qui est le point d'aboutissementde la psychanalyse positiviste, n'est autre que «choix d'être et se fait tel» (EN, p. 660). En d'autres tenues, l'homme se choisit tel et tel complexe, ce n'est pas !e complexe qui choisit et détermine l'homme, et le terme ultérieur de l'enquête existentielle est toujours le choix que l'individu fait de lui-même.

La grande importance que Sartre attache à la psychanalyse existentielle apparaît dans la conclusion de L'être et le néant où il prévoit les perspectives morales de ses recherches ontologiques. Tl dit que «la psychanalyse existentielle est une description morale, car elle nous livre le sens éthique des différents projets humains» (EN, p. 720) et nous donne la possibilité d'arriver à une existence authentique au-delà de la mauvaise foi et de l'esprit de sérieux, parce qu'elle nous laisse découvrir que «Thomme est l'être par qui les valeurs existent» (EN, p. 722).

Mais - il faut le répéter - c'est toujours l'individu seul qui, dans l'angoisse, se découvre comme l'unique source de la valeur. La perspective de Vêtre et le néant est donc purement individualiste, et c'est cette perspective individualiste qui caractérise la psychanalyse existentielle comme méthode.

D'un certain point de vue la méthode progressive-régressive est l'avatar de cette méthode. Qu'il n'y ait pas simple continuité entre Vêtre et le néant et la Critique de la raison dialectique se voit - n'en déplaise à Sartre - dans un passage de la note déjà citée (CRD, p. 30): «Nous ne mettons pas la prise de conscience à la source de l'action, nous y voyons un moment nécessaire de l'action elle-même: l'action se donne en cours d'accomplissement ses propres lumières. Il n'empêche que ces lumières apparaissent dans et par la prise de conscience des agents, ce qui impliquenécessairement qu'on fasse une théorie de la conscience». On se demande, toutefois, si cette théorie de la conscience peut vraiment être

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- comme le veut évidemment Sartre lui-même - celle de L'être et le néant. Que veut dire exactement le passage cité, pris à la lettre? Que Sartre identifierait, dès maintenant, «conscience» et «connaissance» qu'il s'était donné un tel souci en vain -de séparer autrefois? Qu'il admettraitqu'il y ait avant la conscience une sorte de compréhension, source de la praxis, qu'il est de la besogne d'une théorie de la conscience de cerner? Est-ce que cela veut dire que Sartre accepte maintenant une réalité humaine avant ¡a conscience, réalité prépersonnelle, intersubjective, réalité plus profonde que le cogito pré-réflexif dont il a nié l'existence dans L'être et le néant en la refoulant dans l'en-soi? Est-ce qu'il admettraitdès lors l'existence d'une sorte d'inconscient, ou bien de pré-conscient,en reniant par conséquent la déclaration de L'être et le néant qui rejette le postulat de l'inconscient. On verra que, en dehors de quelques modifications assez superficielles, la conception fondamentale de Sartre semble être restée la même, ce qui ne tardera guère à créer de nouvelles contradictions.l

Rappelons à ce propos que déjà dans L'être et le néant Sartre - en pleine contradiction avec sa propre thèse - a été forcé de reconnaître, pendant la description de l'existence du corps, la justification «en quelque mesure» de la théorie de l'inconscient (EN, p. 404). Cette découverte de l'inconscient était accompagnée d'une certaine nausée des objets, des autres et, surtout, de son propre corps, malaise qu'il a si admirablement décrit dans le roman qui porte justement le titre La Nausée, sans pour autant nous convaincre du bien-fondé philosophique de sa conception de l'existence corporelle: la description psychologique de l'état de Roquentin reste celle d'un individu que Sartre veut, sans doute, exemplaire, mais qui relève néanmoins de la situation romanesque que Sartre a construit et qui ne peut pas, sans façon, être généralisée en vue d'une théorie globale de la conscience et de l'inconscient.

Dans la Critique de la raison dialectique Sartre veut donc intégrer la psychanalyse dans la méthode marxiste, et il croit le pouvoir parce qu'elle découvre, dans la perspective existentialiste, «le point d'insertion de l'homme dans sa classe» (CRD, p. 47). Aucun doute qu'il ne s'agit plus de la psychanalyse existentielle proprement dite. D'autre part il ne



1: Cf. la critique de Claude Lévi-Strauss: «En fait, Sartre devient captif de son Cogito: celui de Descartes permettait d'accéder à l'universel, mais à la condition de rester psychologique et individuel; en sociologisant le Cogito, Sartre change seulement de prison. Désormais, le groupe et l'époque de chaque sujet lui tiendront lieu de conscience intemporelle» {La Pensée sauvage, p. 329 seq.).

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s'agit pas non plus de la psychanalyse positiviste qui réduit la vie humaineà la sexualité, tandis que, comme le dit Sartre «la sexualité n'est qu'une manière de vivre à un certain niveau et dans la perspective d'une certaine aventure individuelle la totalité de notre condition» (ib. id.). Il y a dans une telle déclaration un déplacement assez sensible du centre de gravité dans la pensée de Sartre depuis L'imaginaire et L'être et le néant, probablement sous l'influence de Maurice Merleau-Ponty qui a justement,dans la première partie de la Phénoménologie de la perception, traité - contre le premier Sartre - l'existence du corps et la sexualité sous ce point de vue.2

La sexualité est donc maintenant une manière de vivre la totalité de notre condition, et le problème sera dès lors de comprendre cette totalité. C'est à ce propos qu'il développe sa méthode progressive-régressive, afin de surmonter l'obstacle de l'individualisme presque solipsiste qui serait la conséquence des thèses de L'être et le néant - conséquences que Sartre lui-même, il faut le dire, n'a jamais voulu (qu'on pense seulement à son engagement dans la politique après la guerre). De ce point de vue, sa



2: Voici un passage qui pourrait avoir inspiré à Sartre sa déclaration : «... la signification de la psychanalyse n'est pas tant de rendre la psychologie biologique que de découvrir dans des fonctions que l'on croyait «purement corporelles» un mouvement dialectique et de réintégrer la sexualité à l'être humain. . . Si l'histoire sexuelle d'un homme donne la clef de sa vie, c'est parce que dans la sexualité de l'homme se projette sa manière d'être à l'égard du monde, c'està-dire à l'égard du temps et à l'égard des autres hommes ... la vie génitale est embrayée sur la vie totale du sujet» {Phénoménologie de la perception, p. 185). Si l'on veut mesurer la distance que Sartre a franchi dès sa première période il faut seulement se rappeler la fin de Vimaginaire où Sartre écrit notamment: «. . .le désir est une plongée au cœur de l'existence dans ce qu'elle a de plus contingent et de plus absurde» (p. 246). Il faudrait d'ailleurs un jour déceler le dialogue constant qui s'est déroulé entre ces deux philosophes. P. ex. la Phénoménologie de la perception a été publiée deux ans après L'être et le néant, en partie comme une réplique à l'œuvre de Sartre. On y trouve même de temps en temps, sans qu'il soit fait directement allusion à Sartre, mais à l'aide de citations camouflées, une réfutation violente des thèses de celui-ci, surtout le rejet absolu de l'inconscient et de la conception de la liberté. Il n'est même pas tout à fait impossible que toute la Critique de la raison dialectique soit, sinon sortie de, du moins inspirée par une note assez étendue dans la Phénoménologie de la perception, où Merleau-Ponty propose exactement le même rapprochement de la phénoménologie, de la psychanalyse et du matérialisme historique que Sartre, et avec des arguments qu'on retrouve plus tard presque intégralement dans la Critique de la raison dialectique (voir Phénoménologie de la perception, p. 199 seq.).

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nouvelle méthode semble signifier un certain progrès: elle part de la constatation que «c'est dans sa relation avec les collectifs, c'est dans son champ social considéré sous son aspect le plus immédiat que l'homme fait l'apprentissage de sa condition» (CRD, p. 56). L'individualisme n'est donc plus absolu, de nouvelles perspectives sont introduites: le pour-autrui est devenu «un champ social» dans lequel l'homme apprend sa condition, non plus le conflit mais plutôt cette fois le «Mitsein» heideggerien qui, selon l'interprétation de L'être et le néant, était défini comme «la sourde existence en commun» (EN, p. 303) - mais qui dans cette œuvre n'était pas considéré comme l'essence des rapports entre les hommes (cf. EN, p. 502).

Si Sartre prend son point de départ dans la troisième thèse sur Feuerbach: «La doctrine matérialiste selon laquelle les hommes sont un produit des circonstances et de l'éducation ... ne tient pas compte du fait que les circonstances sont modifiées précisément par les hommes et que l'éducateur doit être éduqué lui-même» - c'est évidemment pour donner tout son poids à la partie de cette sentence célèbre qui souligne que ce sont les hommes qui modifient les circonstances et non pas le contraire. Il parle du mouvement de la praxis qui dépasse ces conditions réelles, mais en les conservant - comme dépassées bien entendu - et il continue: «... certainement les hommes ne mesurent pas la portée de ce qu'ils font . . . mais si l'histoire m'échappe cela ne vient pas de ce que je ne la fais pas: cela vient de ce que l'autre la fait aussi» (CRD, p. 61).

Il semble que nous soyons ici assez loin du point de vue de L'être et le néant selon lequel le rapport entre les hommes serait d'abord un conflit entre des consciences, ou plutôt, Sartre y a ajouté un nouvel aspect: l'aspect social et historique qui faisait absolument défaut dans L'être et le néant, ce qui doit aussi modifier sensiblement la conception du conflit: il n'est plus la tentative d'une conscience de réifier l'autre, de le réduire à l'en-soi, mais l'aliénation de l'homme qui s'objective par son action dans l'histoire dont il ne connaît pas la mesure et le sens exact parce qu'elle est l'œuvre de toute l'activité de tous les hommes. Reste néanmoins que c'est l'homme, l'individu, qui s'aliène, qui s'objective lui-même sur le fond d'un double rapport: aux facteurs réels et présents qui conditionnent sa conduite et à un avenir que cette conduite tente de faire naître par un projet qui dépasse la situation donnée et la dévoile comme dépassée.

L'individualisme subjectif de L'être et le néant est donc, sinon renié,

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du moins doublé par une reconnaissance de la collectivité comme force réelle, et de l'histoire que chaque individu crée avec les autres sans toujours connaître la réalité et le sens de cette histoire. Le projet n'est plus l'affaire d'un pour-soi solitaire qui veut être Dieu. C'est le projet des hommes dans une société à un moment donné de l'histoire qui, pour chacun d'entre eux se présente comme une perspective d'avenir qui «pénètre au cœur de chacun comme une motivation réelle de ses conduites»(CRD, p. 66). Et Sartre peut ainsi conclure l'exposé de sa méthode: «... la réalité humaine, dans la mesure où elle se fait, échappe au savoir direct. Les déterminations de la personne n'apparaissent que dans une société qui se construit sans cesse. . . Mais ces déterminations elles-mêmes sont soutenues, intériorisées et vécues (dans l'acceptation ou le refus) par un projet personnel qui a deux caractères fondamentaux : il ne peut en aucun cas se définir par des concepts ; en tant que projet humain il est toujours compréhensible (en droit sinon en fait) . . . Cette compréhension qui ne se distingue pas de la praxis est à la fois l'existence immédiate (puisqu'elle se produit comme le mouvement de l'action) et le fondement d'une connaissance indirecte de l'existence (puisqu'elle comprendl'ex-istence de l'autre) » (CRD, p. 105).

Dans ce passage - que j'ai un peu abrégé - il faut surtout remarquer les deux expressions: «l'existence immédiate» et la compréhension de «l'ex-istence de l'autre» (c'est-à-dire: du projet de l'autre). L'existence immédiate - qui fait donc partie de la compréhension - était dans la terminologie de L'être et le néant non pas la conscience non-thétique (de) l'existence, mais le corps vécu qui, en quelque mesure, disait Sartre, justifie les théories de l'inconscient. Ici c'est le mouvement même de la praxis avant la prise de conscience de cette praxis et, au surplus, elle fait partie d'une compréhension intersubjective («l'ex-istence de l'autre »). On mesure facilement la distance qui semble séparer cette conception de la compréhension de celle présentée dans L'être et le néant en se rendant compte que le postulat fondamental de cette œuvre était qu'aucun fait de la réalité humaine, et à plus forte raison la compréhension, n'était concevable sans la conscience de ce fait, et que le conflit qui était là l'essence des rapports des hommes surgissait du fait qu'il n'était pas possible pour le pour-soi de comprendre l'autre comme pour-soi et comme projet.

Cette nouvelle conception nous verrons si elle est vraiment nouvelle
- est donc à la base de la méthode progressive-régressive qui veut à la
fois rendre compte du résultat objectif de la praxis et de sa condition

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originelle dans un constant va-et-vient entre l'individu et le collectif qui décèlerait, petit à petit, les vraies significations de la praxis - individuelles et collectives - en retrouvant l'individu et le choix de l'individu dans le groupe et dans le monde social.

11 y a donc à la fois évolution et continuation de L'être et le néant à la Critique de la raison dialectique. La continuation consiste en le maintien du point de vue individualiste, mais ce point de vue est doublé d'une admission des perspectives sociales et historiques, ce qui signifie une certaine modification des thèses de L'être et le néant. Je ne sais pas si c'est une modification satisfaisante pour le marxisme. Du point de vue phénoménologique il me semble que certains thèmes centraux restent - comme dans L'être et le néant - dans une pénombre plus ou moins voulue qui n'est pas forcément identique à l'ambiguïté qu'a rencontrée par ex. Merleau-Ponty au bout de ses premières réflexions sur ce qu'il a appelé «notre inhérence au temps et au monde» (Phénoménologie de la perception, p. 397). Et on se demande, si Sartre peut vraiment - comme il semble le vouloir - maintenir sa théorie de la conscience: le surgissement de la conscience, à proprement parler ex nihilo, au sein de l'en-soi (ou du pratico-inerte, comme il l'appelle dans la Critique de la raison dialectique) - sans entrer dans des contradictions insolubles.

rnmme un exemnie de la nénombre - aui semble voulue - raDDelons
le passage déjà cité de la note page 30, dans laquelle Sartre écrit qu'il
ne met pas la prise de conscience à la source de l'action.

Que veut dire exactement «prise de conscience»? Cette question qui paraît si simple se complique aussitôt qu'on la place dans un contexte sartrien. On se souvient que la praxis selon la Critique de la raison dialectique est identique à la compréhension qui, à son tour, s'identifie à l'existence immédiate. Il faudrait donc aller chercher la source de l'action dans cette existence immédiate. Et la prise de conscience devrait - dans cette perspective - suivre la compréhension, comme le résultat suit sa cause, comme «la connaissance indirecte de l'existence» (CRD, p. 105). Mais pourquoi Sartre ne dit-il donc pas «prise de connaissance»o.

11 y a au moins deux réponses probables, et qui d'ailleurs convergent: D'abord parce qu'à cet endroit il est en polémique avec Lukacs, qui avait reproché à l'existentialisme de nier la primauté de l'existence sur la conscience. Ensuite, parce que Sartre a toujours essayé, avec un grand soin, mais sans nous convaincre tout à fait, de nous expliquer qu'il distingue toujours nettement entre conscience et connaissance. Or il est bien évident que, dans la note citée, par «prise de conscience» Sartre

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entend vraiment «prise de connaissance» - immédiatement après avoir mentionné la nécessité de faire une théorie de la conscience, il commence une critique de la théorie de la connaissance du marxisme. D'autre part, l'expression «prise de conscience» a une connotation assez précise dans la philosophie de Sartre, puisque la conscience - thétique ou non-thétique - s'identifie tout simplement avec «la réalité humaine», à tel point même qu'il peut écrire dans L'être et le néant qu'«une intention, un plaisir, une douleur ne sauraient exister que comme consciences immédiates (d') eux-mêmes» (p. 20). En employant l'expression «prise de conscience» à cet endroit, Sartre fait donc soupçonner que lui aussi admet une existence humaine - manifestée par ex. dans le Mitsein ou dans la praxis - avant la conscience et que cette existence détermine, d'une manière ou d'une autre, l'existence consciente. Cependant, c'est un aveu qu'il retirera plus tard, par ex. dans une note p. 286, dam laquelle il écrit notamment que la praxis est toujours conscience non-thétique (de) soi.3

C'est d'ailleurs une révocation nécessaire et inévitable dans la perspective générale de la philosophie de Sartre qui repose justement sur le postulat que rien d'autre que la conscience ne peut créer de la conscience et qu'avant la conscience il n'y a rien d'humain, que l'homme est de part en part conscience, ainsi que sur la conception que l'homme, aussi déterminé qu'il peut l'être par son passé, sa classe et sa situation historique et économique, est néanmoins tout à fait libre de se choisir comme tel ou tel.

Du point de vue phénoménologique le chemin parcouru par Sartre entre Vêtre et le néant et la Critique de la raison dialectique semble donc assez court, et on peut se demander s'il est vraiment sorti du dualisme entre l'en-soi et le pour-soi qui était - et qui reste - la pierre d'achoppement de son existentialisme.

Niels Egebak

PARIS



3: C'est ceci qu'Aimé Batri appelle le «superégocentrisme de l'idéalisme transcendental». Selon lui, ce phénomène consistera à faire la déduction suivante: «. . .parce que toutes les fois que je constate que je fais quelque chose il me faut nécessairement être là pour le constater je conclus faussement que ma présence d'esprit ou réflexion est toujours requise» {Revue de Métaphysique et de Momie, 1965. no 3, p. 285). Le cogito pré-réflexif dans la philosophie de Sartre est précisément une telle présence d'esprit, même si Sartre insiste sur la déclaration que la conscience n'est pas un mode de connaissance mais un mode de l'existence.