Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

Accent fixe en français?

PAR

BØRGE SPANG-THOMSEN

Précisons tout d'abord que le point d'interrogation qui figure dans le titre n'est pas là pour mettre en doute la place de l'accent. Sur ce point, nous sommes tout aussi orthodoxe que Grammont qui lançait autrefois une attaque véhémente contre ceux qui osaient identifier l'accent au sommet de hauteur musicale, pour changer en conséquence les règles traditionnelles. Nous avons mentionné cette polémique dans un article précédent.l Nous y rendions compte de nos expériences sur la manifestation phonétique de l'accent. Dans l'article présent, nous n'avancerons que quelques considérations théoriques, préliminaires, espéronsnous, à de nouvelles expériences.

Nous n'avons pas non plus l'intention de priver, pour ainsi dire, le
français de son accent, comme le font Louis Hjelmslev et Knud Togeby.2

Notre scepticisme concerne la fixité que l'on attribue traditionnellement à l'accent. Dans un livre qui contient pourtant beaucoup de points de vue nouveaux, M. Martinet vient d'affirmer encore une fois que le français est bien une langue à «accent fixe».? II fait des réserves pour



1: Uaccent en français moderne. Etudes romanes dédiées à Andreas Blinkenberg (Copenhague, Munksgaard, 1963) p. 181-195. La polémique en question est résumée au début de l'article.

2: L'analyse du système d'expression du français de Hjelmslev n'a pas été publiée. Nous employons ici le terme expression dans le sens hjelmslévien (plus ou moins synonyme du terme forme en linguistique américaine). - L'analyse de M. Togeby se trouve dans Structure immanente de la langue française, 2e éd., (Paris, Larousse, 1965) p. 31-60 et pour le sujet qui nous occupe p. 32. - II est normal que dans le grand manuel de grammaire française qu'a publié le même auteur, provisoirement en danois seulement (Fransk grammatik, Copenhague, Gyldendal, 1965), la notion d'accent ne joue aucun rôle. Là où M. Togeby mentionne l'accent, il semble l'identifier (comme autrefois les antagonistes de Grammont) au sommet de hauteur musicale. C'est ainsi qu'il dit (§ 1109.3°, p. 933) que dans un énoncé emphatique comme C'est odieux, l'accent emphatique coïncide avec l'accent normal.

3: André Martinet, La linguistique synchronique (Paris, P.U.F., 1965), ch. VI, p. 141-161 : Accent et tons.

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les différents accents d'intensité qu'il considère comme marginaux. Sur ce point, nous n'avons pas de difficulté à le suivre. Nous dirions même qu'il faut laisser hors de compte l'emphase quand il s'agit d'analyser l'accent normal (yaccent rythmique de Grammont). L'emphase constitue à notre avis une petite «langue» particulière qu'il ne faut pas confondre avec le système linguistique propre.

Si M. Martinet met entre guillemets accent fixe, c'est qu'il préfère le terme d'accent prévisible. En effet, cette nouvelle étiquette dit mieux de quoi il s'agit. En latin, par exemple, l'accent n'est pas fixe au sens le plus strict du mot. Ce qui importe, c'est que l'on peut prédire sa place en partant d'une règle simple: il tombe sur la pénultième si la voyelle de celle-ci est longue, sinon sur l'antépénultième. L'accent du latin est donc prévisible. Mais nous ne croyons pas qu'il soit possible de dire la même chose de l'accent en français.

On affirme généralement qu'en français la place de l'accent est sur la dernière syllabe. On ajoute qu'il s'agit, non pas de la finale du mot (lexical), mais de celle du groupe rythmique (ou 'mot phonétique', terme que nous éviterons par la suite).

(L'élève étranger qui veut profiter de cette règle doit donc d'abord
délimiter les groupes rythmiques en tenant compte du sens, du rythme
_iJ_. JZI-.'a T - J. £ -1- - .. »--i. .... 1». -*1 i" • • "v

Dans les langues à accent libre, comme l'italien ou l'espagnol, c'est bien à l'intérieur du mot que l'on détermine la place de l'accent. Ainsi quand on constate que dans liquido, l'accent est en espagnol sur la première, la deuxième ou la troisième syllabe, selon qu'il s'agisse des sens liquide, je liquide ou il liquida.

En français il faudrait également rattacher la notion d'accent au mot. On a parfois tendance, trouvons-nous, à sous-estimer le rôle de cette grandeur dans le système phonologique du français, il est vrai que l'élision, la liaison et l'enchaînement contribuent à effacer les limites entre les mots. Il est également vrai que dans le groupe rythmique, l'accent du mot final domine les accents des mots précédents. Cependant, ces autres accents - et les voyelles longues - subsistent souvent dans un état réduit. Ils contribuent alors à marquer une subdivision du groupe, laquelle a des contrecoups sur l'intonation (les break groups de Coustenoble/Armstrong).

Il y a plusieurs autres règles qui jouent à l'intérieur du mot. Il est
bien connu que la quantité de la voyelle tonique dépend de la consonne

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suivante.4 Il faut cependant que cette consonne fasse partie du même mot. (Dans un ami généreux, [i] ne se prolonge pas sous l'influence de la consonne suivante, même si ami garde son accent). Les e caducs ne se trouvent qu'en syllabe ouverte, dit une autre règle, valable, elle aussi, à l'intérieur du mot. (Toute règle phonologique doit être basée sur la forme complète, celle où aucune voyelle ne reste latente (forme catalysée dans la terminologie de Hjelmslev)). Mais la règle n'est plus valable quand nous arrivons au groupe rythmique, où les e caducs se trouvent très souvent en syllabe fermée: Je ri te V promets pas.

Le mot a donc une certaine autonomie, même sur le plan de l'expression.
Il est parfaitement possible d'assigner à chaque mot un accent.

Les suggestions de M. Martinet dans le domaine de l'accentuation ne se bornent pas à la réforme terminologique que nous venons de mentionner. Nous avons surtout été frappé par sa conception de la fonction principale de l'accent. Selon lui, l'accent n'est pas d'abord distinctif : s'il lui arrive d'être commutable, il ne l'est que par raccroc (comme dans l'exemple liquido que nous venons de mentionner). Sa fonction essentielle serait d' «individualiser les unités sémantiques dans la chaîne parlée» {pp. cit. p. 146). En adoptant ce point de vue, nous nous écartons donc de celui d'un Hjelmslev ou d'un Togeby, qui définissent l'accent par sa commutabilité et pour qui les langues soi-disant à accent fixe n'en ont pas (cf. note 2).

M. Poui Andersen, premier moteur de la dialectologie danoise, a donné de l'accentuation de notre langue une description qui n'est pas non plus axée sur la fonction distinctive.s Bien que cette théorie ne vise que le danois, nous avons pensé qu'elle pourrait élucider de façon intéressante quelques faits du français. Voici les aspects de cette théorie qui intéressent notre exposé.

M. Poul Andersen groupe les mots danois en trois types principaux: mots alpha, mots bêta et mots gamma. Les premiers sont oxytons - et en principe monosyllabes: kat (chat), hus (maison). Les mots bêta: komme (venir), kommende (venant), consistent en une syllabe accentuée,



4: Nous emploierons indifféremment les termes accentué ou tonique, inaccentué ou atone.

5: Poul Andersen, Fonemsystemet i estfynsk (Copenhague, J. H. Schultz, 1958), English Summary p. 351 364. Sa théorie sur les accents est également exposée dans Dansk Fonetik (Nordisk Lœrebog for Talepaedagoger, Copenhague, Rosenkilde og Bagger, 1954; t. I, ch. XV, p. 308-353) p. 309-326.

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suivie d'une ou plusieurs syllabes inaccentuées. Les mots gamma, en principe des composés, combinent les deux premiers types: huskat (chat domestique), huskatte (plur.), katteven (ami des chats), kattepote (patte de chat).

Toute syllabe inaccentuée comporte la voyelle [j] (apparentée, sinon identique à Ye caduc). Nous ne croyons pas nous écarter trop de la pensée de l'auteur en voyant dans ce son la neutralisation en syllabe atone de toutes les voyelles.

Comme en français, les mots danois forment, dans le discours, des groupes rythmiques, dominés par l'accent du mot final. Nous aurons donc, suivant le type du mot final, des groupes alpha, bêta ou gamma. En voici des exemples: groupe alpha: Det er en kat (C'est un chat); bêta: Hvis du kan komme (Si tu peux venir); gamma: Det er en huskat (C'est un chat domestique), Han gàrpà kattepoter (il va «à pas de chat »).

Comme en français, l'accent est, dans les mots non finals du groupe, plus ou moins suspendu. Si l'on veut déterminer le type d'un mot, il faut le mettre en fin du groupe, seul endroit où l'accentuation joue pleinement. En danois comme en français, les accents des mots initiaux peuvent être partiellement réalisés, formant les jalons d'une subdivision à l'intérieur du groupe.

ivi. i vjui .rviiuciacii a mentionne ic nncicòsaiu ucî> muís ciiciugcis qui se laissent souvent intégrer dans les schémas accentuels danois sous forme de groupes alpha, bêta ou gamma. Les mots d'emprunt advokat, muskat, tous deux oxytons, sont des groupes alpha. Un nom étranger comme Olga, avec son accent primaire sur la première syllabe et son accent secondaire sur la finale, est du type gamma, tout comme le composé huskat. (On peut comparer ces faits aux assertions de M. Martinet sur les mots étrangers en allemand (op. cit. p. 153)).

L'accent en danois n'est donc pas prévisible.6 Il n'est pas commutable non plus, puisque le vocalisme de la syllabe atone ne permet pas d'identificationentre la voyelle inaccentuée et une voyelle tonique déterminée. Théoriquement, on pourrait formuler une règle analogue à celle employéepour le latin: l'accent du danois tombe sur la dernière syllabe, ou, s'il y a dans le mot une ou plusieurs syllabes inaccentuées, sur la



6: Nous ne sommes pas sûr que M. Poul Andersen souscrirait aux conclusions que nous tirons de sa théorie et qui nous sont bien personnelles. M. Poul Andersen soutient qu'en danois il n'y a pas d'accent du mot, mais seulement un accent de la phrase (Dan.sk Fonetik p. 312 e. b.).

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syllabe qui précède celle(s)-ci. Mais formuler la règle ainsi, c'est adopter un point de vue artificiel, pensons-nous, car tous les traits particuliers de [d], sa réalisation faible, sa grande latitude de variation, son absence de quantité longue, sa disparition occasionnelle - sont caractéristiques d'une voyelle atone - ou. pour formuler autrement notre pensée: le signe [d] ne désigne pas d'abord un timbre déterminé; il désigne l'effet de la non-accentuation et non sa cause.7

Or nous pensons qu'entre ces deux langues phonétiquement si différentes - le français et le danois - il existe sur le plan phonologique, soit des ressemblances, soit des différences, intéressantes. Nous allons les énumérer d'abord - quitte à les commenter par la suite.

Ressemblances:

10. Les deux langues ont un accent non prévisible et non commutable,
permettant la définition de deux types de mots, mots alpha et bêta.

2°. Dans les deux langues, il y a en syllabe atone une neutralisation des
distinctions vocaliques, à savoir [a].

3°. Dans les deux langues, les mots non finals de groupe rythmique
comportent des accents partiellement suspendus.

4°. Dans les deux langues, les mots indigènes sont ceux qui se laissent
le plus facilement rattacher à l'un ou à l'autre type de mot. Les emprunts
se rangent souvent comme des groupes rythmiques.

Différences:

10. Le type gamma semble inexistant en français.

110. Tandis qu'en français les mots ont tendance àse terminer par une
voyelle, la tendance opposée peut être constatée en danois.

1110. Un mot français comporte au maximum une syllabe atone, un mot
danois peut en comporter plusieurs.

IVo. Les syllabes atones sont toutes ouvertes en français ;en danois elles
peuvent être, soit ouvertes, soit fermées.



7: Nous parlons évidemment de l'emploi que l'on fait de ce signe en décrivant les internes d'expression français et danois. Il ne s'agit ni de la valeur que les auteurs de l'alphabet de I'API attribuent à ce signe, ni évidemment de celle qu'on lui assigne dans les transcriptions d'une langue comme l'anglais, où il y a aussi en syllabe tonique une voyelle que Ton désigne par [<?].

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Commentaires:

ad 1° : D'abord il semble contestable qu'en français l'accent tombe toujours sur la finale. Nous croyons avoir montré qu'il faut rattacher l'accent au mot et en second lieu seulement au groupe. Et il faut fonder les règles phonologiques sur la forme complète du mot. Or il est évident qu'un mot comme table est un dissyllabe. Non seulement les structuralistes, mais aussi un antiphonologue comme Grammont nous donneraient raison sur ce point.B Donc, dans un mot de ce type, l'accent tombe sur la pénultième.

Nous en concluons qu'en français l'accent tombe, tantôt sur la finale, tantôt sur la pénultième. Dans ce dernier cas, la syllabe suivante est atone. C'est ce qui nous permet de compter avec deux types de mots en français, type alpha: là, août, ici; type bêta: table, robe.

Ainsi que nous l'avions déjà fait pour le danois, on pourrait tenter de définir l'accent français comme un accent sinon fixe, au sens restreint du mot, du moins comme un accent prévisible, tombant sur la finale, sauf quand celle-ci contient la voyelle [d], en quel cas il tomberait sur la pénultième. Mais comme pour le danois, nous trouvons naturel de considérer le timbre des syllabes atones comme l'effet et non comme la cause de la désaccentuation.9

ad 2° : Malgré les différences phonétiques entre le [a] danois et le [d]
français, leur comportement phonologique est le même : faiblesse, variabilité,
absence de longueur, présence dans les syllabes atones seulement.

Il est généralement admis comme un fait que si le mot le se trouve
en syllabe accentuée (dites-le!), sa voyelle n'est plus [d], mais [o].lo. Ceci



8: Traité de phonétique (Paris, Delagrave, 1933) p. 102 s.

9: Le fait que l'orthographe permet de conclure à la place de l'accent n'est pas une objection valable. L'orthographe de l'espagnol - langue dont l'accent est manifestement non-prévisible - permet la même chose. - Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'orthographe française n'est pas très adéquate. Tous les professeurs de français connaissent les difficultés qu'ont les débutants à lire correctement penser (et non pas pense), parle (et non pas parler), etc.

10: Nous nous servons du système de Gilliéron pour désigner les timbres des voyelles d'aperture moyenne, tout en remplaçant [ce] par la lettre [0] qui nous semble moins hybride. Pour Ve caduc nous employons - on l'aura déjà remarqué - le signe de l'alphabet de TAPI. - L'alphabet de Gilliéron comporte le grand avantage que l'on peut désigner les «archiphonèmes» en omettant tout simplement les accents. - En citant p. 75 Grammont, nous nous sommes permis d'introduire notre transcription au lieu de la sienne.

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a pourtant été contesté. C'est ainsi que Mme Jeanne Varney Pleasants soutient dans sa thèsell que Ve caduc ('e muet' dans sa terminologie) comporte partout un timbre spécial, même en syllabe tonique. L'ouvrage a été assez diversement jugé.l2 Togeby l'a accueilli avec enthousiasme, Sommerfeît. Martinet et Marguerite Durand avec une grande bienveillanceet quelques réserves. Leur attitude est bien éloignée de celle de Martin Kloster Jensen qui se livre à une critique impitoyable de la méthodemême de l'auteur. On ne peut guère nier que Mme Pleasants se soit servie de méthodes en partie désuètes, qu'elle ait employé la spectrographied'une façon insuffisamment précise et qu'elle interprète ses résultatsd'une façon assez tendancieuse. Nous sommes également un peu scandalisé par le fait qu'elle mesure des e caducs dits isolément. Qu'est-ce, en effet, qu'un e caduc isolé ? - Pourtant, même si les résultats de Mme Pleasants sur Ve caduc atone s'avéraient tous exacts, ils n'entreraient, pas en conflit avec notre analyse. Rien d'étonnant, en effet, à ce que la voyelle atone, neutralisée, soit différente de toutes les autres. Mais nous ne croyons pas à un e caduc tonique et projetons des expériences pour prouver son inexistence. Aussi le compte-rendu de Marguerite Durand est-il formel sur ce point: «Prends-h me semble un pur graphisme, ne notant aucune prononciation réelle.»

Même sans postuler un e caduc tonique, Hjelmslev voyait dans [d] un phonème. Dans son analyse du système d'expression français,2 il dit que le phonème [a] est suffisamment caractérisé par sa caducité même. Peutêtre n'a-t-il pas dit là toute sa pensée. De toute façon, l'argument semble facile à réfuter. Pourquoi un phonème donné ne comporterait-il pas une variante caduque ? Justement, Grammont voyait dans Ve caduc une variante inaccentuée de [o].lo



11 : Etudes sur Ve muet (Paris, Klinksieck, 1956. 315 p., 4°, ili.).

12: Knud Togeby, Studia Neophilologica XXIX, 1957, p. 83. Alf Sommerfelt, Norsk Tidsskrift for Sprogvidenskap XVIII, 1958, p. 443-445. André Martinet, WORD XII, 1956, p. 469-472. M. Durand, Bull, de la Soc. Ling. de Paris LU: 1956, nr. 2 (1957), p. 68-69. Martin Kloster Jensen, Kratylos 11, 1957, p. 127-136. - En relisant - après la rédaction de cet article - le compte-rendu de M. Togeby, nous nous rendons compte que lui aussi a parallélisé le rôle de Ve caduc avec celui de son parent danois. Cependant, l'analyse qu'il propose en passant diffère de la nôtre sur deux points essentiels* 1° [V] serait, non pas une neutralisation, mais la variante atone de [e]. 2° Cette analyse s'appliquerait au danois moderne, mais dans le domaine français elle ne serait valable que pour la langue du moyen âge.

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M. Togeby défend également l'autonomie de Ve caduc. Il rejette pourtant l'argument de Hjelmslev, en citant les cas où le langage négligé fait tomber des [0] indubitables, comme dans défner, p't-être. Hjelmslev répondrait sans doute que son analyse ne concerne pas l'usage en question. Pour sa part, M. Togeby fonde son argument sur une épreuve de commutation, ce qui est évidemment le seul procédé valable en l'occurence. L'épreuve consiste à commuter les voyelles de que et de queue {Structure 2° éd., p. 57). Cependant nous sommes arrivé, par l'essai de cette épreuve, à un résultat négatif! Les circonstances devant être identiques et le mot queue ne pouvant être atone, il faut prononcer les deux mots en syllabe accentuée. Mais que accentué a bien la voyelle [o]. Résultat: II s'agit du même phonème!

Personnellement, nous ne pensons pas qu'il soit possible d'identifier [a] au phonème [o], même s'ils ont sans doute, en syllabe atone, des variantes en commun. Nous ne voyons pas non plus en [a] un phonème, mais, comme nous venons de le dire, une neutralisation générale des voyelles, sous l'influence de la position atone. Comme en danois, la voyelle de la syllabe atone est caduque (bien que les conditions phonétiques ne soient pas en détail les mêmes).

Mais le mot que nous permet de constater qu'il y a en français une

qu'une forme tonique. Il s'agit des dix monosyllabes ce, de, le, je, me, te, se, ne et que (pronom et conjonction). Ils n'ont pas tous la même voyelle tonique (encore un fait en accord avec l'hypothèse que [a] est une neutralisation). Ne a la forme tonique non; me, te, se et que (pronom) les formes toniques moi, toi, soi et quoi; les autres ont une forme tonique sur [o].

Dans Fransk grammatik,2 M. Togeby se refuse à parler de pronoms toniques et atones (voir par exemple § 227, p. 203). Selon notre analyse, rien ne s'opposerait à cette terminologie, si l'on appelait atones seulement les formes finissant sur [a]. Un besoin de distinction empêche les formes la et les de devenir pleinement atones. Dans le cas de /'/, le fait qu'aucun mot français ne commence par une voyelle atone doit jouer aussi. Pour tu, la désaccentuation l'a emporté dans le langage négligé (appuyée peut-être par un doublet qui aurait survécu de l'ancien français). Les formes négligées citées par M. Togeby (p't-être, etc.) montre qu'un grand nombre de syllabes deviendraient sans doute atones si la norme ne tenait pas en échec une forte tendance à la désaccentuation (qui se fait aussi remarquer dans le langage des enfants).

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Ajoutons que trois de ces dix monosyllabes à forme double peuvent
figurer comme syllabe finale d'un mot bêta. Il s'agit de je, ce et que
(Suis-je, Est-ce, Presque).

ad 3°: 11 va sans dire que le comportement phonétique des mots non finals de groupe est très différent dans les deux langues. Mais nous croyons pouvoir parler, pour les deux langues, d'une accentuation partiellement suspendue. En français, les quantités longues sont réduites; la distinction des timbres é/è, 0/0, 0/0 et à/à s'efface; enfin il y a tendance à donner à toutes les syllabes le même relief. Les syllabes atones perdent leur voyelle - même dans les mots non finals - selon des règles qui dépendent de leur position dans le groupe et de l'entourage consonantique. Là où elles subsistent, elles ont tendance à recevoir ie même relief que les syllabes environnante^. On peut donc dire, en résumé, que tout comme il y a en syllabe atone une neutralisation des distinctions vocaliques, il y a en position non finale de groupe une tendance à la neutralisation des différences accentuelles.

ad 4°: Tous ceux qui ont essayé de décrire le système d'expression d'une langue connaissent les difficultés créées par les mots d'emprunt, qui cadrent mal avec les mots indigènes. La théorie de M. Poul Andersen semble contenir en germe la possibilité de déterminer sur le plan synchroniquele degré d'intégration d'un mot donné dans la typologie indigène. Nous avons vu qu'en danois les mots alpha sont monosyllabes, les mots bêta dissyllabes ou trisyllabes. On pourrait dire qu'en français les mots alpha sont monosyllabes ou dissyllabes {là, où, ami) et les mots bêta dissyllabes {tôle, robe) ou trisyllabes {arbitre, girofle). A un stade d'intégration faible, les mots d'emprunt de plus de trois syllabes se rangent avec les groupes rythmiques finissant sur un mot indigène: Multiplication avec Les amis s'en vont, Ventriloque avec Je m'en moque. Si le nombre de syllabes est réduit ou si certaines syllabes deviennent atones, ce sont là d'autres signes d'intégration. Il est bien connu commenton peut étudier ces phénomènes dans les doublets (frêle-fragile, août-auguste, tôle-table (-tabularium)). Il serait intéressant d'examiner jusqu'à quel point il est possible de compléter l'interprétation historiquede ces faits par une typologie synchronique des mots. Une théorie plus élaborée permettrait peut-être de constater que le mot danois kolumne est moins intégré que le français colonne, qui à son tour possède

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le même degré d'intégration que le mot kolonne en danois, tandis que
le danois klumme est un mot bêta parfaitement intégré.l3

ad Io: On accordera sans difficulté que le type gamma est inexistant en français. Cette langue ne favorise pas les composés et ceux qui s'y trouvent revêtent clairement l'aspect d'un type alpha ou bêta; alpha dans tire-bouchon, divan-lit; bêta dans porte-cigarettes, contremaître.

ad IIo: Nous avons déjà expliqué pourquoi nous trouvons juste de dire - comme tant d'autres l'ont fait avant no.:s - que les mots comme table ou robe finissent sur une voyelle. Peut-être serait-il encore possible de généraliser ce point de vue. Il faudrait alors considérer tous les mots dont le phonème final n'est pas une voyelle tonique, comme finissant sur la voyelle [<?]. C'est un fait bien connu que les occlusives françaises comportent à la fin du mot une phase explosive, ce qui amène un point vocalique (Grammont). C'est pourquoi on peut entendre, même pour les mots qui ne s'écrivent pas avec un e final, un petit [d] à la fin. Cette prononciation est celle très souvent de mots comme robe; huit, est, ouest - et assez souvent aussi de mots dont la dernière consonne est une continue {basse; nef, bol, œil). Nous voyons donc dans cette prononciation la forme complète du mot. L'existence d'un

l^l xx c ¿p^nui<^u4uc" u. lu. na ues mois a souvent ete constatée. Ainsi par Jespersen (Fonetik, § 339, p. 459) et dernièrement par Mme Pleasants (eh. VII, p. 155-160). Jespersen pense que cet [a] «n'appartient pas à la langue» et l'on peut peut-être résumer l'avis de Marguerite Durand et de Sommerfelt de la même façon.l2 Ces deux chercheurs reprochent en effet à Mme Pleasants d'avoir assimilé ce son épenthétique



13: Ici, les étymologies populaires pourraient aussi entrer en ligne de compte. Nous avons vu qu'un mot imparfaitement intégré comme le nom Olga revêt en danois l'aspect d'un mot gamma. Mais les mots gamma indigènes sont des composés. Olga n'en est pas encore là et son intégration ultérieure le conduira plutôt vers le type bêta [Olga], prononciation qui doit déjà exister en dialecte jutlandais. En revanche, le français scorbut est devenu (en passant par l'allemand) un mot gamma en règle: skerbug. Bien que le scorbut ne soit pas une maladie stomacale, le composé signifie littéralement «ventre fragile». Ce qui prouve que la tendance à intégrer les mots dans les types indigènes est un mobile plus fort de l'étymologie populaire que le désir de leur donner un sens véritable. S'il est vrai, comme on l'a prétendu, que dans le langage des ouvriers danois le pluriel souterrainer (pour 'égouts souterrains") devient sutterender (littéralement «canaux suçants»), nous avons là un cas parallèle.

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à Ve caduc. Hjelmslev et Togeby enregistrent un [3] final dans les mots de ce type; ils considèrent donc bien cet [a] comme appartenant à la langue. S'ils n'en déduisent pas qu'en français tous les mots finissent sur une voyelle, c'est qu'ils tiennent compte de consonnes latentes dans les mots susceptibles de liaison {aucun, pas, tant), de dérivation {tant - tantième) et de flexion {aucun - aucune)M

II ressort de notre analyse que parmi les semi-voyelles il n'y a que
[j] qui puisse précéder immédiatement une voyelle atone {paye, œil).

En danois, au contraire, les mots qui ne finissent pas sur une autre
consonne ont après la dernière voyelle un [h].ls

ad IIIo: Deux [d] consécutifs sont rares, même dans la partie non finale du mot. Dans un mot bêta, après la syllabe tonique, on n'en trouve jamais qu'un. Gaston Paris explique ce phénomène d'une façon qui cadre bien avec la nôtre :

«Dans les phrases interrogatives à la première personne comme crois-je, vois-je, je est aujourd'hui toujours enclitique. Aussi, quand il s'unit à des verbes qui se terminent par un e muet, on est obligé d'accentuer anormalement ce é. Car sans cela on aurait un mot proparoxyton, ce que n'admet pas la prononciation françaisel^) : aimé-je, fissé-je.»

ad IVo: Nous avons déjà mentionné que dans le mot français (forme complète) [a] ne se trouve qu'en syllabe ouverte. Le [d] danois, au contraire, se trouve tantôt en syllabe ouverte: ovede (exerçait), tantôt en syllabe fermée: evelser (exercices).

- Un phonéticien ne doit pas émettre des hypothèses sans penser à les fonder sur des expériences. Mais il peut être utile - avant de passer aux expériences - de discuter les conséquences que l'on en tirera éventuellement.



14: Structure, 2e éd., p. 40, p. 54-56. - Nous avons l'impression - peut-être fausse - que l'introduction de consonnes latentes complique l'analyse plus qu'elle ne la simplifie.

15: Dansk Fonetik p. 345.

16: C'est nous qui soulignons. La citation se trouve dans Etude sur le rôle de l'accent latin dans la langue française (Paris-Leip7ig 1562) p. 119. - Dans De la prononciation française (Paris, 1881-83) Thurot cite des passages analogues des œuvres de Lancelot (1660) et de Mauvillon (1754) (t. I, p. 139 et 157).

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Les réflexions modestes que nous venons de présenter ne satisferont évidemment pas aux exigences d'uns tructuralisme rigoureux comme celui - inégalé en profondeur et en vigueur logique - du regretté Louis Hjelmslev. Cependant, si l'on veut décrire un phénomène prosodique comme l'accentuation, on a besoin d'une méthode qui permette de tenir compte des gradations, des tendances imparfaitement réalisées, des systèmes en conflit ou n'existant qu'en état d'ébauche. Une description comme celle de M. Poul Andersen gagne en souplesse ce qu'elle perd en rigueur.

En possédant aussi bien des syllabes à accentuation suspendue que des syllabes vraiment atones, avec neutralisation des distinctions vocaliques, le français présente une structure accentuelle nettement différente de celle de l'italien ou de l'espagnol, mais qui rappelle celle de plusieurs langues germaniques. Et voilà encore un point où le français fait bande à part dans la famille des langues romanes.

Borge Spang-Thomsen

COPENHAGUE