Revue Romane, Bind 2 (1967) 1

Le cas de deux ou plusieurs adjectifs épithètes postposés

PAR

EBBE SPANG-HANSSEN

Étant donné la complexité des règles qui fixent la place de l'adjectif épithète, on ne peut pas s'étonner que les grammaires du français moderne négligent un peu le problème mineur de la combinaison de deux ou plusieurs adjectifs auprès du nom. Si les deux adjectifs se répartissent harmonieusement, un de chaque côté du substantif, il n'y a aucun problème nouveau; mais si, au contraire, les deux adjectifs, selon les règles générales, devraient se placer du même côté, les difficultés surgissent. Les indications que fournissent les grammaires sont des plus sommaires en ce qui concerne la postposition, trop sommaires, surtout, si l'on prend en considération l'importance du problème. La grande majorité des adjectifs se mettent ordinairement après le substantif, et l'on pourrait donc s'attendre à trouver, dans un texte français normal, un nombre élevé de combinaisons d'épithètes postposées.

Les grammaires enseignent généralement deux façons de rattacher un
deuxième adjectif à un groupe formé de substantif + adjectif:

1. Subordination:l «Quand un nom forme avec l'adjectif ... qui le suit une sorte de groupe, on peut placer, sans particule coordonnante, un autre adjectif à côté du premier: . . . La jeunesse universitaire belge.» (Grevisse, Le bon usage § 398, remarque 2).

2. Coordination: Si le premier adjectif ne forme pas avec le nom un
groupe assez uni, il faut mettre une particule coordonnante entre les
deux épithètes: un homme sage et éclairé (Aymé. Jument 15).

Le malheur est que cette description n'embrasse pas tous les cas qui se présentent: il peut très bien n'y avoir ni parallélisme suffisant pour qu'une conjonction de coordination soit à sa place, ni union intime entre le substantif et le premier adjectif. Souvent les deux épithètes semblent



1: Pour remploi des termes de subordination et de coordination, en ce domaine, voir Andreas Blinkenberg: L'ordre des mots en français moderne, II p. 128.

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liées au substantif avec une force presque égale, sans pourtant pouvoir être coordonnées, par exemple parce qu'elles ne relèvent pas du même ordre d'idées. Le problème est très sensible pour une personne ayant comme langue maternelle une des langues du nord de l'Europe (anglais, allemand, langues Scandinaves), langues qui, sans distinguer nettement entre la subordination et la coordination, admettent la juxtaposition pure et simple de plusieurs adjectifs avant le nom. Le problème pratique qui se pose pour l'étranger pourrait se formuler ainsi : Comment évite-t-on la conjonction et, quand on a deux adjectifs dissemblables à placer après le nom? Mais commençons par passer en revue toutes les solutions de quelque importance qu'offre le français au problème de la combinaison des épithètes postposées:

1. Juxtaposition sans virgule (pause), ni conjonction: au milieu de difficultés matérielles innombrables (Livres de France, avril 1965 p. 18) L'odeur des feuilles mortes humides (Bazin. Qui j'ose aimer 51) les murs étaient garnis de photographies de champions sportifs américains (Simenon. L'homme qui regardait passer les trains 204) une sorte de petit sourire intérieur infatué (Sarraute. Martereau 16). En effet, dans ces constructions, le premier adjectif, ayant une valeur restrictive plutôt que pictive - pour employer la terminologie de Damourette et Pichón-est très uni au substantif. Par contre, l'exemple que voici semble un oeu surmenantà moins qu'il [le chien] ne se décidât quand même à errer dans les rues, avec son gros dos laineux bossu sous les gouttes (Le Clézio. Le procèsverbal

2. Coordination par et: II faut souligner l'emploi très large que fait le français de cette construction, même dans des cas où d'autres langues évitent la coordination explicite: l'appel de la luxure faisait lever dans mon imagination des rêves lourds et brûlants (Aymé. La jument verte 10) Juliette le regardait avec des yeux brillants et doux (ib. 72) la douce main fine et tiède (Le Clézio. Le procès-verbal 59) relevant ses mèches désordonnées et grises (Proust. A la recherche du temps perdu I M) Et elle tira d'un étui des cigarettes couvertes d'inscriptions étrangères et dorées (ib. 77).

3. Apposition: On peut détacher du nom le deuxième adjectif de manière à en faire une apposition, au lieu d'une épithète, ce qui, dans la langue parlée, est marqué par une pause, dans l'écriture par une virgule. L'emploi fréquent de l'apposition dans les textes littéraires témoignentde la difficulté qu'il y a souvent à combiner deux adjectifs épithètes postposés. Dans les exemples suivants, on voit que l'apposition

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offre une solution à l'écrivain qui ne peut ou ne veut pas employer les tournures déjà mentionnées - si, par exemple, dans son esprit, il n'y a pas de parallélisme entre les épithètes : les moindres trous étaient occupés par des boules neigeuses, opaques, qui avaient retenu les gouttes de rosée (Le Clézio. La fièvre 203) // recevait comme des coups profonds, cruels, à sa propre face (ib. 213) // avait atteint sans doute le point précis, mystérieux,où l'action peut s'accomplir d'elle-même (ib. 129) ses gros doigts patients, adroits, déroulent sans se presser la ligne entortillée (Sarraute. Martereau 241) Maman . . . nous enveloppait d'un regard lointain, satisfait.(Bazin. Qui j'ose aimer 98) Un oui poli, indifférent, car tout lui est égal (Simenon. Les anneaux de Bicêtre 22). Ce n'est pas la seule virgule entre les deux adjectifs qui indique qu'il y a apposition. L'adjectif en apposition est aussi suivi d'une pause (virgule, point), et se trouve donc, du point de vue de l'intonation, bien isolé du reste du groupe nominal. Or, on sait que l'apposition est une construction peu favorisée par la langue parlée, et elle ne peut donc fournir qu'une solution partielle au problème.

4. Renforcement du deuxième adjectif par un adverbe ou un complémentadverbial: Cette rupture dans l'intonation qui caractérise l'appositionpeut être évitée, si l'on renforce le deuxième adjectif par un adverbe. Il y a là un procédé assez important par l'emploi qu'on en fait, mais qui, à notre connaissance, n'a pas été bien mis en lumière par les grammairiens. Le renforcement par un adverbe est souvent la seule façon naturelle de se tirer d'affaire, quand on veut mettre deux adjectifs après le nom: Le caractère de l'aïeul . . . confère au livre un ton précis extrêmement classique (Livres de France, avril 1965 p. 18) l'odeur louche, un peu sucrée des prairies (Sarraute. Martereau 36) je m'inventais un petit bonheur passé tout faux (Pinget. Quelqu'un 227) c'était une image floue, assez mystérieuse de Popinga (Simenon. L'homme qui regardait passer les trains 137) // était aussi invraisemblable qu'il se fût affublé d'un complet marron trop large pour lui! (ib. 18) C'était des cigarettes blondes assez chères, Black ou du Maurier (Le Clézio. Le procès-verbal 215) il sembla que le corps blanc, presque nu de la vieille femme s'accouplait avec la robe de la bête fauve (ib. 66) les vitres sans rideaux avec un seul reflet noir tout à fait immobile (Le Clézio. La fièvre 218) une jeune femme . . . qui devait avoir des sortes de longs cheveux blond roux et des bras nus très blancs, presque lumineux (ib. 61) Les vieux . . . portent tous un costume gris-bleu très épais (Simenon. Les anneaux de Bicêtre 245) Elle [la mayonnaise] relève parfaitement les viandes froides un peu fades ou

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les pommes vapeur (L'Express, ler au 7 nov. 1965 p. 72). Dans certains cas, la présence après le deuxième adjectif d'une virgule exigée par des raisons d'un ordre différent, ne permet pas de savoir si l'on a affaire à une épithète ou à une apposition. Il s'agit probablement d'une épithète dans les exemples que voici : Ces deux mots, Maman venait de les prononcerd'une voix unie, très douce, comme s'il s'agissait d'un détail sans importance (Bazin. Qui j'ose aimer 36) Les visages des deux frères avaient une même expression de franchise, mais celui d'Urbain reflétait habituellementune sérénité gourmande, un peu paresseuse, tandis que la physionomie de l'aîné était toujours triste (Aymé. La table-aux-crevés 99) Lucienne était une enfant sage, assez jolie, et il y avait lieu de croire qu'elle ferait plus tard un bon mariage (Aymé. La jument verte 17).

5. Accumulation d'épithètes: 11 y a, semble-t-il, moins de difficultés à aligner trois adjectifs épithètes qu'à en combiner deux. Certes, une série de trois adjectifs ou plus ne forme pas avec le nom une unité d'intonation à la manière d'un groupe constitué seulement d'un substantif et d'un adjectif, mais, d'un autre côté, on obtient probablement une prononciation plus liée avec des pauses plus petites que dans le cas d'une apposition : Puis, tout de suite, la voix jeune, joyeuse, cordiale de J. J. MacDonald (Simenon. Maigret, Lognon et les gangsters 29) La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons (Proust. A la recherche 1 489) exégèses et gloses transforment Régis Lalande en un esprit religieux, sérieux, scrupuleux (Livres de France, avril 1965 p. 27) Des taches brusques s'étalaient, des flaques rouges, violettes, verdâtres, mordorées (Le Clézio. La fièvre 49).

6. Omission: Éviter un problème n'est pas le résoudre, mais c'est pourtant un fait qui mérite d'être retenu que, chez beaucoup d'écrivains français, les combinaisons d'adjectifs épithètes sont très rares. Dans l'espoir de saisir sur le vif cette tendance du français, nous avons comparé les cent premières pages de trois romans anglais avec leurs traductions françaises. Il s'agit, bien entendu, de traductions consciencieuses, sans quoi la comparaison - qui de toute façon ne peut avoir qu'une valeur vaguement indicatrice - serait absolument dépourvue d'intérêt. Voici les résultats de cette petite enquête menée sur les cas où le texte anglais offre deux adjectifs épithètes juxtaposés, non coordonnés par and:2



2: Nous avons exclu les participes, les adjectifs au comparatif et au superlatif, les adjectifs déterminés par un adverbe.

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Même si l'on compte avec l'écart inévitable, pour toute partie du discours, entre le mot-à-mot et la traduction littéraire, le nombre d'omissions et de changements de construction est probablement révélateur de certaines tendances du français. D'autre part, le traducteur éprouve sans doute plus de gêne à ajouter au texte qu'à en retrancher, ce qui pourrait expliquer les cas peu nombreux de renforcements adverbiaux. Illustrons ces chiffres par quelques exemples:


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D'un point de vue théorique, le problème le plus intéressant semble bien être celui-ci: Pourquoi peut-on, dans la plupart des cas, juxtaposer deux adjectifs épithètes seulement quand le deuxième est accompagné de certaines déterminations (ou suivi d'un troisième adjectif)? A notre avis, le rythme n'explique pas le phénomène: que le deuxième adjectif soit long ou court ne change rien - même plus long qu'un groupe adverbe + adjectif, il resterait inadmissible tel quel, dans cette position. Et le rythme admet bien deux adjectifs consécutifs, quand le premier est fortement uni au nom.

Il paraît donc qu'il faut chercher l'explication dans la syntaxe, ou bien, si l'on veut, dans les règles qui assurent la compréhension sans accroc du message. L'ordre des mots, qui joue un si grand rôle pour marquer les fonctions dans la phrase, pourrait bien avoir une valeur comparable quand il s'agit des membres du groupe nominal. Car tout

u x/^nijuv, l>i i \jíí ou^pujt >^u^ i^ nanyaia il aumci t^u un s>cul üUJCUIII épithète après le nom, à moins que des conditions particulières n'empêchent toute confusion possible entre les places - et les fonctions - de substantif, d'adjectif pris adverbialement et d'adjectif épithète. La distinction entre substantifs et adjectifs n'est pas toujours très nette, et dans un groupe nominal tel que un savant chrétien, c'est l'ordre des mots qui indique la répartition des fonctions de déterminant et de déterminé. Or, si l'on ajoute un troisième adjectif, lequel des trois sera pris pour le déterminé? Si la compréhension des deux premiers termes doit rester inchangée, il faut marquer, ou bien que le troisième terme est un adjectif parallèle au deuxième: un savant chrétien et humaniste, ou bien que le troisième adjectif est un peu en dehors du centre du groupe nominal: un savant chrétien, humaniste, (apposition) - un savant chrétien profondément humaniste. Et il est peut-être plus important encore d'éviter la confusion avec des constructions des types un costume gris bleu, un enfant mort-né, une famille petite-bourgeoise.

Damourette et Pichón3 déclarent qu'après un premier adjectif épithète,



3: Damourette et Pichón: Des mots à la pensée, II p. 106-107.

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il y a toujours «pausette» et que «l'ictus roi se fait assez sentir pour que ne se produise pas l'impression d'une coalescence des deux adjectifs placés à côté l'un de l'autre». Ces auteurs distinguent bien «la pausette» de «la pausule» plus importante qui caractérise «l'épamphithète» (l'apposition), mais en affirmant que l'adjonction d"un deuxième adjectif est possible seulement dans le cas «d'épanathète restrictive» (épithète postposée à valeur restrictive), ils ne semblent pas voir les possibilités qu'offre le renforcement adverbial.

Il est intéressant de constater que, dans d'autres tours aussi, l'adverbe sert souvent à éviter la confusion des fonctions, ainsi, par exemple, dans les groupes formés autour de certains adjectifs qui, pris substantivement, désignent une personne: C'est un petit vieux tout maigre (Simenon. Les finnixi.iv An TJ.'^Afr-r. 1 AA\ /""n ,i'/ip< nhic *>!"• U, r\it oi-zif 1 >7<i nsu, i. ni ,)' st AAi-,* ,-*»'IIA u-j-iiiccluA VJ.W Di^ut x~r~ry v^c- H cjt yiuiò vili wii iyj, t-i/¿ yí/on tcMtc, ucf / urac, mais un témoin (ib. 45) un chef de clinique dont Maugras avait oublié le nom, un petit roux, très maigre, qui portait des blouses trop longues pour lui (ib. 33) Y a-t-il un Américain, un grand blond, assez jeune, dont le prénom est Harry? (Simenon. Maigret, Lognon et les gangsters 181) Et comme, précisément, une jeune morte, assez jolie, passe près d'eux, il dit pour s'excuser: . . . (Sartre, Les jeux sont faits 192) mais c'était une très bonne femme, une gentille folle très aimable (Proust. A la recherche II 510).

Parfois l'adverbe facilite la distinction entre épithète postposée et attribut : Le ciel était lourd de pluie, comme c'est fréquent là-bas, Veau du bassin presque noire (Simenon. Les anneaux de Bicêtre 71) en voyant le mur si beau, si noble (Le Clézio. Le procès-verbal 102).

En séparant les termes, l'adverbe permet le rattachement correct de l'épithète au substantif le plus éloigné dans les groupes substantif+de + substantif, constructions qui ont fait l'objet d'une thèse de M. Lennart Carlsson.4 Nous nous permettons de puiser dans ses riches matériaux: Sartre fut critiqué pour son sens du péché trop rudimentaire (L'Express, cit. p. 75) une usine d'Annecy particulièrement moderne (Le Monde, cit. p. 94) sur un scénario de Sartre déjà ancien (S. de Beauvoir, ib.). M. Carlssonfait observer que les épithètes qui, tout en portant sur l'ensemble du groupe ou sur le premier substantif, se placent le plus facilement après le deuxième substantif, ce sont les adjectifs renforcés par un adverbeet les participes passés. Un curieux cas de parallélisme avec notre



4: Lennart Carlsson: Le degré de cohésion des groupes subst. -4- de 4- subst. étudié d'après la place accordée à l'adjectif épithète. Uppsala 1966.

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problème: comme l'adjectif renforcé, le participe passé se trouve quelquefoisajouté, sans pause ni conjonction, à un premier adjectif: Pour que le petit cheval noir cabré ne succombe pas (L'Express, 13-19 juin 1966 p. 100). M. Carlsson penche pour une explication plutôt sémantique - la valeur predicative de ces épithètes - sans toutefois vouloir nier le rôle que peut jouer l'adverbe pour la clarté de la phrase. A notre avis, ces explications ne s'excluent pas absolument, et, quel que soit le dessous sémantique, il n'est peut-être pas inutile d'attirer l'attention sur la valeur fonctionnelle si importante de l'adverbe de renforcement.

Ebbe Spang-Hanssen

COPENHAGUE

TEXTES CITÉS:

Aymé, Marcel: La jument verte. Le livre moderne illustré. 1947.

- La table-aux-crevés. Collection pourpre. 1952.

- La Tête des autres. Le livre de poche. 1964.

Bazin, Hervé: Qui j'ose aimer. Le livre de poche. 1964.

- Justine. Roman traduit de l'anglais par Roger Giroux. Le livre de poche. 1963.

Hemingway, Ernest: For Whom the Bell Tolls. Penguin modem classics. 1962.

- Pour qui sonne le glas. Traduit par Denise van Moppès. Le livre de poche. 1965.

- Le procès-verbal. Gallimard. 1963.

Livres de France. (Revue littéraire mensuelle.)

Maurier, Daphne du: The King's General. Penguin Books. 1962.

- Le général du roi. Roman traduit de l'anglais par Henri Thies. Le livre de poche.
1962.

Pinget, Robert: Quelqu'un. Les éditions de minuit. 1965.

Proust, Marcel: A la recherche du temps perdu. Bibliothèque de la Pléiade. 1964.

Simenon, Georges: Les anneaux de Bicêtre. Les presses de la Cité. 1963.