Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

Roland Barthés: Critique et vérité. Editions du Seuil, Paris 1966, 79 p.

Niels Egebak

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Critique et vérité est la réponse de Roland Barthes à l'attaque dirigée, non seulement contre lui mais contre toute la «nouvelle critique» dans le pamphlet de Raymond Picard Nouvelle critique ou nouvelle imposture (Julliard). Les quelques remarques qui suivent ne concernent pas cette polémique qui semble être de plus en plus un dialoguede sourds. Elles portent uniquement sur la deuxième partie du livre (pp 45-79) dans laquelle Roland Barthes nous donne une première esquisse de la nouvelle rhétoriquequ'il cherche à établir depuis quelques années et dont il a fait l'exposé pour un public restreint qui suit son séminaire à l'École pratique des Hautes Études à Paris.

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Le chapitre «Histoire ou littérature» dans Sur Racine et quelques essais dans Essais critiques mis á part, la deuxième partie de Critique et vérité est la première présentationofficielle de ces recherches et de beaucoup la plus approfondie. Pourtant ces pages semblent révéler, sinon un défaut essentiel dans la pensée critique et esthétique de Barthes au moins un manque de radicalité provisoire, une conséquence défaillante dans l'application de ses propres prémisses.

Le point de départ de Barthes est la constatation qu'un remaniement de la littérature a eu lieu avec Mallarmé et que la double fonction, poétique et critique, de l'écriture est en train de devenir une seule fonction: il n'y a plus ni poètes, ni romanciers, ni critiques, il n'y a plus qu'une écriture, et le critique est, à son tour, devenu écrivain (et plus seulement écrivant; cf. Essais critiques, pp 147 seq.).

Qu'est ce qu'un écrivain ? «Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l'instrumentalité ou la beauté» et c'est pourquoi «l'écrivain et le critique se rejoignent dans la même condition difficile, face au même objet: le langage» {Critique et vérité, pp 46 seq.), problématique concernant non seulement la critique mais «le discours intellectuel tout entier» (ib. p. 47): «Tout ce qui est touché par le langage est donc d'une certaine façon remis en cause: la philosophie, les sciences humaines, la littérature» (ib. id.).

C'est dans ce contexte qu'il faut, selon Barthes, placer la critique littéraire, et on le suit volontiers jusqu'ici, puisque c'est sur ce point aussi que portent les efforts de la psychanalyse et de l'anthropologie les plus avancées pour le moment: celles de Jacques Lacan et de Claude Lévi-Strauss que Barthes cite à son appui. Toutefois c'est ici que s'avèrent les limites de la pensée de Barthes, du moins à son stade actuel, son manque de radicalité et de conséquence: 11 parle d'une crise générale du commentaire et il trouve son origine au moment «où on découvre - ou redécouvre - la nature symbolique du langage, ou, si l'on préfère, la nature linguistique du symbole» (p. 48 - c'est moi qui souligne).

La partie soulignée de la citation est une déduction insoutenable de la première partie (et d'ailleurs, semble-t-il, en contradiction avec la pensée de Lévi-Strauss qu'allègue Barthes à cet endroit). C'est une déduction qui prouve que Barthes s'arrête à ce qu'on pourrait peut-être appeler «le moment linguistique», au lieu de chercher - comme le font Lacan et Lévi-Strauss - au delà de ce moment, à l'aide d'une méthode extraite de la linguistique, vers la syntaxe pré-linguistique, vers l'articulation antélinguistique qui est déjà une fonction symbolique, une syntaxe «avant la lettre» qui est fondée dans l'expérience et la perception humaines. Ou bien: qui est cette perception même, puisque, comme le dit p. ex. Lévi-Strauss, c'est le propre de l'activité de l'esprit d'imposer des formes à un contenu, et puisqu'avec cette activité nous sommes déjà en plein symbolisme (cf. Anthropologie structurale, passim). Le langage parlé ou écrit, le langage selon les linguistes, n'est qu'une partie de cette activité symbolique (sans être, bien entendu, sa seule traduction) ; parler de «la nature linguistique du symbole» est par conséquent une preuve de manque de radicalité. D'autre part, une telle radicalité ne peut probablement être obtenue que par une orientation vers la phénoménologie husseriienne et sa continuation chez des philosophes comme Heidegger et Merleau-Ponty, puisque cette phénoménologie n'est autre chose, après tout, qu'une réflexion passionnée et prolongée sur la fonction symbolique et son origine.

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Roland Barthes l'a reconnu dans une enquête sur l'existentialisme de Sartre (Arts, 1966, no 26) où il dit que le moment est venu de confronter l'existentialisme avec le structuralisme, la linguistique et la nouvelle littérature. Encore faut-il remarquer que la pensée de Sartre qui renie obstinément, et le structuralisme, et la nouvelle littérature, et la linguistique des dernières 50 années, ne peut guère pousser ces disciplines vers l'approfondissement désiré.

Roland Barthes définit le symbole comme «la pluralité des sens» (p. 50) et la langue symbolique à laquelle appartiennent les œuvres littéraires comme étant par structure une langue plurielle (p. 53). L'œuvre se donne, par conséquent, non pas, comme le veut l'ancienne critique, à expliquer mais à explorer: «... devant celui qui l'écrit ou la lit, elle devient une question posée au langage, dont on prouve les fondements, dont on touche les limites. L'œuvre se fait ainsi dépositaire d'une immense, d'une incessante enquête sur les mots ... Le symbole a aussi une fonction critique, et l'objet de sa critique, c'est le langage lui-même» (p. 55).

Ceci donne lieu, selon Barthes, à deux, ou plutôt à trois discours différents: la science de la littérature, dont l'objet est la pluralité même des sens de l'œuvre, ou ce qui est la même chose, le sens vide qui supporte tous les sens; la critique littéraire qui pour sa part est donateur de sens, un second langage dont la sanction n'est pas le sens de l'œuvre mais le sens de ce qu'il en dit; la lecture qui est une donation silencieuse de sens qui précède l'écriture du critique et la porte. De ces trois discours - que Barthes veut donc différents - c'est le premier qui sera la nouvelle rhétorique, une science dont le modèle sera linguistique et qui sera «une science des conditions du contenu» (p. 57).

Pourquoi conditions? Les définitions précédentes du symbole et de la langue symbolique ne préjugent-elles pas plutôt une science des possibilités du contenu? À. première vue c'est peut-être une nuance minime, mais elle peut mener loin, à savoir au-delà, ou plutôt: en deçà de la morphologie pure, de la grammaire pure que la référence à la grammaire transformationnelle de Noam Chomsky donne comme modèle de la science de la littérature. 11 ne faut pas oublier que cette grammaire transformationnelle est fondée expliciteme it sur la «langue» en excluant la «parole» (cf. Chomsky, Current issues in linguistic theory) et qu'une science de la littérature qui désire joindre la linguistique ne peut ignorer la dialectique de la langue et de la parole, puisque l'œuvre littéraire est cette dialectique même: ou, comme le dit Barthes, une question posée au langage. Il ne faut pas oublier non plus le fait que les recherches de Chomsky rencontrent des recherches philosophiques et psychologiques qui, comme il l'exige, «incorporate a descriptively adequate grammar» (ib. p. 112), à savoir la phénoménologie depuis les Recherches logiques de Husserl, et que Chomsky lui-même reconnaît les limites de sa grammaire transformationnelle en renvoyant la question du fondement de cette grammaire à la psychologie générale (ib. id.).

C'est pourquoi on n'est pas tout à fait satisfait par la déclaration suivante, concernantla science de la littérature: «On retrouve ici, transposée à l'échelle d'une science du discours, la tâche de la linguistique récente, qui est de décrire la grammaticalitédes phrases, non leur signification. De la même façon, on s'efforcera de décrire l'acceptabilité des œuvres, non leur sens» (p. 58). Or cette distinction entre «grammaticalité» et «sens» est-elle vraiment possible autrement que comme une

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distinction méthodologique ? Et le fait qu'en dernier lieu Chomsky doive se référer à une science plus vaste, à la science de la perception humaine, n'est-il pas la preuve de l'impossibilité d'une distinction véritable - comme le sont d'ailleurs les réflexions de Husserl sur la même problématique, notamment dans Logique formelle et logique transcendentale et dans les inédits? Des chercheurs qui ne se rendent pas compte qu'une telle distinction ne peut être qu'une réduction, une mise entre parenthèses, et qui, par conséquent, croient pouvoir trouver les conditions des significations au lieu de tenter de cerner leurs possibilités, ne sont-ils pas en réalité en route vers une nouvelle dogmatique qui ne peut pas, ou ne veut pas, essayer d'éclairer ses propresconditions, et qui se ferme à la totalité dont leurs recherches font partie: notre expérience du monde, ce contact avec le monde qui précède toute pensée et tout discours sur le monde?

C'est là qu'une confrontation, non pas avec l'existentialisme de Sartre mais avec la phénoménologie d'un Husserl, d'un Heidegger, d'un Merleau-Ponty, s'avérerait féconde, non seulement pour la linguistique, le structuralisme et la. nouvelle rhétorique, mais aussi pour la phénoménologie. Alors on se rendra compte, probablement, que «la logique symbolique des hommes» dont parle Barthes (p. 63) peut être uniquement une série ouverte, une série de possibilités et non de conditions qu'il faut remplir pour que le sens du symbole puisse être accepté. Et il deviendra clair que les trois discours différents n'en font qu'un. Ou bien qu'il y a entre eux des liens si étroits que l'un ne peut être réalisé sans les deux autres.

C'est peut-être ceci que Roland Barthes a eu l'intention de dire. Il ne l'a dit
qu'en partie. Mais Critique et vérité n'est qu'une esquisse qui vaut, avant tout, par
les possibilités qu'elle suppose.

PARIS