Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

Per Nykrog: La Pensée de Balzac dans la Comédie Humaine. Esquisse de quelques concepts-clé. Munksgaard, Copenhague 1965, 414 p.

Svend Johansen

C'est très important: c'est bien la première fois, croyons-nous, qu'on a vraiment réussi à capter la Pensée de Balzac, de sorte que cette pensée s'impose, non certes comme une vérité jurée, mais bien comme une validité ayant sa cohérence et sa pertinence certaines. «On a grand tort, certes, de traiter légèrement, comme le fait presque toute la critique française, le système d'idées dont Balzac ne cesse de recommencer l'exposé dans son reuvre», disait Albert Béguin - pour écrire quelques lignes plus loin que cet édifice «est extrêmement fragile, et plein de singulières contradictions», qu'au fond «cette armature ingénument intellectuelle n'est qu'un très provisoire échafaudage, tandis que la vraie réponse de Balzac aux questions qui le hantent se situe sur un tout autre plan». Et si nous avons choisi de citer Albert Béguin, c'est que nous ne songeons pas un instant à nier le très grand mérite de ses études balzaciennes.

Donc, Balzac grand observateur pour les uns, Balzac grand visionnaire pour les autres, Balzac force de nature pour tous ceux à qui s'ouvre son vaste univers romanesque. Mais Balzac penseur? On dirait qu'on ne soulevait la question que pour mieux l'écarter. Or, il est bon de savoir qu'une force de nature, du moment que cette force se trouve être un homme, est aussi, de manière ou d'autre, une force de pensée. C'est ce que vient de montrer M. Nykrog.

Rendons-nous compte, d'abord, qu'au sein même de l'oeuvre de Balzac se fait jour une véritable théorie de la connaissance, théorie formulée explicitement dans la parabole du fou et du savant dans la Théorie de la Démarche, mais informant, surtout, toute la création balzacienne. 11 n'est guère possible de présenter cette théorie plus brièvement que ne le fait la parabole elle-même; nous la citons donc d'après le livre de M. Nykrog, p. 24:

«Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe. Le savant l'entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte, et se frotte les mains, après avoir dit à l'univers: «Cet abîme a dix-huit cent deux pieds de profondeur, la température du fond est de deux degrés plus chaude que celle de notre atmosphère.» Puis il vit en famille. Le fou reste dans sa loge. Ils meurent tous deux. Dieu seul sait qui du fou, qui du savant, a été le plus près du vrai. Empédocle est le premier savant qui ait cumulé.

Il n'y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme, où l'homme le plus sage ne puisse laisser sa raison, et qui ne puisse fournir au savant l'occasion de prendre sa toise et d'essayer à mesurer l'infini. Il y a de l'infini dans le moindre gramen.

Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en

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prévenir loyalement celui qui veut me lire; il faut de l'intrépidité pour rester
entre ces deux asymptotes. Cette Théorie ne pouvait être faite que par un
homme assez osé pour côtoyer la folie sans crainte et la science sans peur.»

Voilà qui jette une vive lumière sur bien des déclarations déconcertantes de Balzac: «II n'existe pas dans la création une loi qui ne soit balancée par une loi contraire: la vie en tout est résolue par l'équilibre de deux forces contendantes.» - «II n'existe pas en morale un principe qui ne mène à l'absurde ou ne soit contredit par l'évidence.» - «Tout est vrai et tout est faux.» - «Tout est double, même la vertu.» (pp. 134-138). Une telle conception n'est point l'expression d'un scepticisme ou d'un opportunisme faciles. Du moment qu'il s'agit de conflits fondamentaux, non vulgaires, cette «attitude apparemment ambiguë et flottante» n'est en réalité que «le résultat fort conscient et systématique» de la position que s'est choisie Balzac entre les «deux asymptotes», celle du «fou» et celle du «savant» (p. 139). Or, se ménager une telle position ne signifie pas se mettre entre deux chaises, car les asymptotes se trouvent liées l'une à l'autre: «On peut formuler l'identité en disant que le «savant» de la parabole ebt l'enfer du «fou».» Ce dernier «est être et il est soi; mais pour le savant il est objet et son expérience est chose» (p. 348). Et ceci est la définition même de la crise des illusions perdues, dont l'essence est «la découverte de la dualité être-chose ... l'éveil brutal qui révèle à l'individu, naguère innocent dans ses illusions juvéniles, l'aspect chose de ce qui jusque-là ne s'était présenté à lui que de son côté valeur et être» (p. 355) - crise de maturité, résultat et condition à la fois du passage à «tout niveau supérieur» (p. 212).

Nous voici déjà au milieu de la Comédie Humaine, devant un de ses thèmes centraux. Or, il y a plus: ce qui commence à se révéler, ce ne sont pas seulement les thèmes de la Comédie Humaine, c'est sa structure même. La complémentarité être-chose, ou fou-savant, se retrouve dans un effet obtenu à l'aide de la fameuse réapparition des personnages, effet «qui est & annihiler la perspective d'un des romans par la perspective d'un autre. En effet, en racontant dans deux œuvres distinctes deux événements plus ou moins contemporains, se jouant dans une même ville, intéressant plus ou moins certains mêmes personnages réapparaissants, qui assurent une sorte de lien entre les deux textes, le romancier fait disparaître dans l'une des œuvres la perspective privilégiée de l'autre, et inversement, puisque le drame de l'une est inexistant pour l'autre, ou tout au plus s'y retrouve réduit à un état plus ou moins proche du fait divers» (p. 64). Et ce principe technique - joint à un autre auquel nous reviendrons - achève «de construire un monde romanesque qui est comme le fameux cercle pascalien «dont le centre est partout et la circonférence nulle part»» (p. 65).

Cette structure assure à la fois à l'auteur une position tout à fait particulière à l'intérieur de son œuvre, et à cette œuvre un statut non moins particulier à l'intérieur des genres littéraires. Du moment que le centre est partout et la circonférence nulle part, «évoluant plus ou moins librement à l'intérieur de son système, le romancier peut indifféremment, selon les exigences de l'œuvre individuelle ou du passage qu'il compose, adopter tour à tour l'optique de l'homme d'Etat et celle de l'individu perdu dans la foule . . „ l'allure triomphante de la jeunesse, l'attitude déchirée du vaincu ou les maximes de la sagesse équilibrée, sans pour cela tomber ni dans l'incohérence ni dans la contradiction» (p. 322). Voici donc fondées l'omniscience

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et l'omniprésence ainsi que l'ambiguïté apparente de l'auteur balzacien. Et quant au genre de la Comédie Humaine, il ne s'agit ni d'épopée ni de roman de l'individu: «A la fin d'une épopée, c'est un monde qui disparaît, et lorsque madame Bovary meurt, c'est une œuvre qui cesse, une œuvre qui n'existait qu'en fonction de sa perspective privilégiée sur le monde. Mais lorsque, chez Balzac, Eugénie Grandet ou le père Goriot disparaissent, le même monde continue à l'intérieur d'une même œuvre» (p. 257).

La Comédie Humaine se révèle comme un monde romanesque dans un sens spécifique et très précis. Et même, la saisie de ce monde ne paraît pas trop difficile, la théorie balzacienne de la connaissance semble avoir pleinement réussi. Mais ne nous y trompons pas: le monde qui s'est révélé jusqu'à présent n'est encore qu'un monde muet, un monde qui ne s'exprime pas, dans lequel il n'y a pas de communication et qui lui-même n'est pas communiqué. C'est cela même qui rend sa saisie facile, et c'est au moment justement où il tend vers l'expression que, d'abord, sa réalité se révèle comme insaisissable (cf. p. 50 infra). La théorie de la connaissance appelle comme sa corollaire une théorie de l'expression.

Cette théorie, M. Nykrog en trouve une formulation dans la nouvelle des Proscrits, dont les trois personnages sont le professeur Sigier, Dante et le disciple de celui-ci, Godefroid: «Entre les trois il y a unité d'expérience ou d'inspiration (la cause) mais différence absolue et insurmontable dans la manifestation (l'effet). Autrement dit: la nouvelle est conçue sur l'idée que pour arriver à sa manifestation interhumaine (plus loin nous dirons carrément: sociale), l'expérience humaine subit l'action de la personnalité; elle ne peut sortir du sujet qui l'éprouve que transformée selon la constitution psychique de cette personnalité» (p. 31). De cette théorie de l'expression découle le deuxième principe technique qui fait de la Comédie Humaine une structure de cercle pascalien, le principe d'un «système de l'étude des causes et des effets, dépassant de loin le foyer d'intérêt de chaque drame» (p. 65). Seulement, il ne faut pas perdre de vue la complexité de ce système. Y est élément autonome, par exemple, le «degré d'énergie, de rayonnement de l'individu . . „ son degré de lucidité» (p. 175). De même, étant donné un degré élevé de rayonnement, les extrêmes iront se toucher d'une manière particulière: «Le grand fils de Caín trouve une charité supérieure au bout de son chemin, et le grand fils d'Abel se voit finalement employer des méthodes empreintes d'une lucidité presque luciférienne et dure» (p. 385).

Somme toute, tout ce qui tient aux impératifs de l'expression, par lesquels le monde balzacien prend corps, se stratifié d'une manière qui relie fermement entre elles la pratique du romancier et sa Pensée: «La conception psychologique des constitutions plus ou moins faibles rend compte des possibilités des personnages sur le chemin de leur vie, et la conception cosmologique du fonctionnement des lois et de l'univers plein, rend compte du caractère inéluctable des conséquences de chaque acte; enfin la conception sociologique des sphères fournit les bases théoriques des modalités de fonctionnement de ces lois dans les situations individuelles dans lesquelles l'acte se place» (p. 275).

Or, voici que face à ce grand ensemble nous serons placés de nouveau devant les deux perspectives de la théorie balzacienne de la connaissance, l'optique du fou et l'optique du savant: «Selon la première, l'individu est un centre, une monade, un être, quelque chose de concret; selon l'autre il est particule, chose, mécanisme balotté par les forces collectives» (p. 258). Et de cette double perspective, entre les

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asymptotes de laquelle Balzac veut rester, il s'ensuit une obligation à tâcher «dans la mesure du possible de penser le penseur en même temps que la pensée» (ibid.) et même, pour Balzac, une obligation à tâcher de «se concevoir lui-même comme un personnage de la grande comédie qu'il décrit», de s'observer «lui-même ironiquement,tournant avec l'Antiquaire, Raphaël et tous les autres sur le manège diabolique»,et de chercher «consciemment à embarquer le lecteur «supérieur» sur le même tourbillon, comparable au célèbre paradoxe d'Epiménide le Cretois qui dit que les Cretois ne sont pas dignes de foi» (p. 391).

Tel est donc, au sens plein du mot, le monde de Balzac. Il contient bien d'autres phénomènes importants que nous devons laisser de côté ici, ainsi cette notion de sphères mentionnée dans une de nos citations, et qui crée entre la Comédie Humaine et la Comédie Divine un rapport plus que verbal. Mais nous devons nous demander, en tout cas, de quel type doit être le monde balzacien pour qu'il puisse appeler et supporter le terrible paradoxe d'Epiménide. Dans quelle étoffe est taillé ce monde?

Eh bien, le lieu du monde de Balzac, c'est le Milieu de la Pensée! La constatation est faite pour étonner. Le roman de Balzac, si touffu, si charge de matière, serait situé, par ses coordonnées véritables, sur un plan immatériel ? Or, il faut s'entendre sur ce que Balzac comprend par Milieu de la Pensée. 11 s'agit bien d'un «monde des idées, des sentiments, et des passions, intellectuelles ou émotionnelles» (p. 76). Mais le contraire de ce monde n'est pas la vie grouillante de la Comédie Humaine. Ce que Balzac abandonne, en découvrant sa grande œuvre, c'est par exemple l'idée d'envisager «les combats entre Chouans et Républicains, ou même entre bourgeois parisiens, comme des variantes locales des horribles batailles entre les Peaux-Rouges de Cooper»; au lieu de cela, il s'appuie sur «son expérience personnelle d'ancien chef d'entreprise (voire même de banqueroutier) et de clerc d'avoué», qui «lui avait démontré que les drames purement immatériels - sociaux, juridiques, financiers - qui se jouent dans les bureaux et dans les salons de Paris, ne le cédaient en sauvagerie et en cruauté aux combats à mort entre Mohicans et Troquois» (p. 102). De la même manière, l'argent, par exemple, appartient au Milieu de la Pensée: «L'argent n'est pas, pour Balzac, un phénomène ou une force en soi . . „ l'argent est symptôme et véhicule de force psychique et sociale» (p. 198).

Voilà le sens surprenant et admirable qu'il faut donner au «Milieu de la Pensée»: le monde, au temps de Balzac et à ses yeux, est devenu, en ce sens, un monde de la Pensée, un monde où les rapports, même matériels, ne se nouent pas à travers le corps des hommes mais à travers leur pensée - monde abstrait, si l'on veut, c'est-àdiremonde où règne la force de Vabstraction; et quant à la conception qui saisit consciemment ce monde, on dirait un cas, avant la lettre, du «rationalisme appliqué» de Gaston Bachelard. Ce fut bien la grande révélation de Balzac, le moment où «il découvrit la réalité de ce milieu et les possibilités que lui offrait cette découverte, d'un côté pour étudier les phénomènes sociaux en tant que phénomènes immatériels, d'un autre pour interpréter le message des spiritualistes et en particulier des mystiques en l'appliquant à la réalité sociale quotidienne ainsi «spiritualisée»» (p. 79). Or, la matérialité ne disparaît pas pour cela de ce monde, ni de l'œuvre de Balzac: «Le physique, à la fois source ... et épiphénomène, fournit le seul moyen de reproduire et de communiquer les événements qui se déroulent au niveau de la Pensée, événementssociaux ou événements moraux» (p. 259). Voici donc que s'affirme de nouveau

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la théorie balzacienne de l'expression, preuve supplémentaire de la cohérence de sa
pensée.

Est-ce qu'on s'étonnera de ce que c'est justement cette conception du «Milieu de la Pensée» qui fonde le réalisme même de Balzac? Point du tout, puisqu'elle aboutit à une «optique sur la vie humaine, qui rend le cosmique proche et le quotidien important» assurant ainsi, sur le réel quotidien, «un éclairage très particulier, sans lequel on peut douter que le réalisme balzacien aurait vu le jour» (p. 129). Nous sommes, rappelons-le, dans un cercle pascalien; le centre y est partout, dans chaque être humain. Mais si «chaque être neuf a en lui de quoi faire un «ange»», ce sont «les choix et les circonstances de sa destinée» qui «vont décider de ce qui sera fait de ces virtualités ou de cette grâce» (p. 344). Tel est l'enjeu qui se joue partout, même dans la réalité la plus quotidienne. Tel est aussi le dynamisme de cette conception balzacienne, «évolutionnisme presque teilhardien» (p. 126): il y a, au-dessous même de la «biosphère» de Teilhard de Chardin, un état d'entropie pure, ces «vies stériles qui figurent, dans la Société balzacienne vue comme une partie du cosmos, l'état du minéral à l'intérieur du monde de la Pensée» (p. 320); et il y a, au-dessus de la biosphère, une «noosphère» réalisée, par exemple, dans Le Médecin de Campagne, par «une «transmutation» des existences sacrifiées, métamorphosées par la «volonté» (au sens large) de Bénassis en œuvre concrète, en biens au soleil, en bonheur (bourgeois) pour toute une région, rendue saine et prospère et rattachée à la «noosphère» nationale de la France par l'économie d'argent et par une route» (p. 380).

Une nouvelle Humanité sous une autre forme, telle serait, selon le mot de Balzac dans Louis Lambert, la noosphère globale. Et puisqu'elle serait globale, «l'abîme» où tombe le fou et que visite le savant leur serait commun. Empédocle ne serait plus le seul à «cumuler». Les deux asymptotes entre lesquelles Balzac a voulu rester, il les aurait rapprochées, et sa théorie de la connaissance, base de la Comédie Humaine, se serait transformée par sa propre mise en pratique à l'intérieur de cette même Comédie Humaine. Il est bien vrai que «la plus grande expression qu'ait trouvée l'espérance balzacienne en un rôle cosmique incombant au XIXe siècle est la Comédie Humaine elle-même, telle que son créateur l'entrevoyait au moment où il se lançait dans sa grande entreprise» (p. 218).

Ne nous cachons pas ce qu'il y a d'imparfait dans le résumé que nous venons de soumettre au lecteur: il aurait été superflu, évidemment, d'écrire ce gros livre, si son contenu pouvait tenir dans ces quelques pages. Or, nous avons tenu à montrer, en rassemblant, autour de quelques thèmes centraux, une argumentation que les nécessités de l'analyse et de la documentation ont placée à divers endroits du livre, qu'il s'agit bien, au sens plein du mot, d'une Pensée de Balzac, qu'il sera impossible désormais de prendre à la légère. C'est là le très grand mérite de ce livre. Il ne semble pas douteux qu'il marque un pas décisif. Nous pensons aussi qu'il pourrait bien donner une impulsion féconde aux études balzaciennes par le grand nombre de questions nouvelles qu'il permet de formuler.

Une telle impulsion, en effet, serait fort souhaitable. Voyez, par exemple, la Mimesis d'Erich Auerbach, où l'auteur poursuit, entre autres choses, le moment où la réalité quotidienne pourra être investie de la dignité tragique, ce qui arrive justementchez Balzac. Or, quand il parvient à ce terme de sa quête même, on dirait qu'il n'a plus grand-chose à dire, lui si brillant, si profond dans ses autres analyses.

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Pourquoi cette situation paradoxale? Probablement parce que, de ce côté-là, nous sommes toujours de la lignée de Balzac. Quelles que soient les transformations opérées dans le roman depuis Balzac, rien n'a changé dans le statut de dignité qu'a obtenu chez lui la vie quotidienne: l'Ulysse de Joyce est un petit bourgeois de Dublin, le K. du Château de Kafka est un arpenteur, etc. Mais à l'intérieur de cette continuité, la connaissance de la Pensée de Balzac que nous a donnée M. Nykrog, devrait permettre de délimiter d'une manière précise d'autres similitudes et différences.

Nous voudrions attirer l'attention, d'abord, sur la question de la position qu'occupe, au temps de Balzac, ce vaste corps de pensée que nous venons de voir se constituer chez lui. Il y a, en effet, quelques similitudes frappantes. Est-ce que la fameuse «spécialité» de Balzac (cf. Nykrog p. 93) n'a pas un rapport qui est plus qu'étymologique avec la «spéculation» hégélienne? Et il semble bien que la «ruse de la raison» s'exerce aussi dans la Pensée de Balzac (voir p. ex. Nykrog p. 375). De même, lorsque dans une des pensées de Louis Lambert M. Nykrog voit la promesse d'une «résurrection pour ceux qui ont créé des idées dans l'économie cosmique (donc pas aux Instinctifs)» (p. 97), on se souvient du «Wer keinen Namen sich erwarb noch Edles will,/Gehôrt den Elementen an, so fahret hin!» du deuxième Faust, dont on pourrait bien dire que le sujet même est la création d'une «noosphère» globale. Et quant à cette «noosphère», est-ce qu'elle ne fait pas penser, aussi, à ces vastes projets de «sauvetage» du Monde qui constituent une des visées les plus centrales des romantiques français, de YEloa et ses projets de suites, à travers La Chute d'un Ange, jusqu'à Dieu et La Fin de Satan! Est-ce que ces similitudes sont de vraies affinités, ou est-ce qu'elles cachent des problématiques tout à fait différentes ? On ne saurait le dire, évidemment, qu'après un examen attentif; or, c'est la base même d'un tel examen qu'on trouvera dans le livre de M. Nykrog. Il devrait être possible aussi d'essayer de faire maintenant pour Balzac ce que Lucien Goldmann a fait pour Pascal et Racine dans Le Dieu caché.

Vient ensuite la question des limites du corps de pensée balzacien. Voici ce qu'écrit M. Nykrog: «Le roman balzacien lui-même est une structure d'expression, une forme façonnée en vue de communiquer -par le concret physique et par les faits - une conception de la vie sur le plan de la Pensée» (p. 178). Mais non! Non pas par le concret physique et par les faits, mais par récriture du concret physique et des faits. De même, lorsque M. Nykrog dit que «le pas n'est pas grand qui mène de l'influence du lieu sur l'esprit du personnage, à celle qu'exerce le lieu sur l'état d'esprit du lecteur» (p. 105), c'est très exactement à cette virgule qu'intervient le problème de l'écriture: le rapport avec le deuxième «lieu» est rapport avec un lieu écrit. Il est possible que ceci soit tellement évident chez Balzac que ce problème de l'écriture ne s'annonce pas à travers son œuvre elle-même. Mais dans ce cas, c'est cette évidence même qui est un problème, puisqu'elle a bien cessé d'en être une. Et cette «problématisation» d'une évidence a commencé très tôt, chez Flaubert déjà. Très souvent, dans Madame Bovary, l'optique est celle d'Emma, mais de toute évidence c'est Flaubert qui l'écrit, de sorte que si c'est bien Emma qui «fait» le tableau, puisque son optique est la sienne, elle se trouve tout de même sur la toile et non pas devant elle. (Voir à ce propos l'analyse d'Auerbach. op. cit.). Et il est absolument dépourvu d'intérêt de «préférer«, en ceci, Balzac à Flaubert: le problème de l'écriture, surgi chez ce dernier, reste un acquis définitif qui, rétrospectivement, a son mot à dire devant l'œuvre de Balzac aussi, bien que cette œuvre, peut-être,

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n'en dise rien par elle-même. D'ailleurs, ceci n'invalide pas du tout l'œuvre balzaciennemais
lui donne simplement une limite, tout comme la théorie einsteinienne
de la gravitation le fait à celle de Newton.

Autre limite: M. Nykrog écrit, dans une discussion menée au nom de Balzac avec Robbe-Grillet, que l'objet balzacien «révèle une conception activiste du monde, en contraste avec la conception - ou l'esthétique - contemplative qui caractérise le roman moderne» (p. 399). Car si le voyeur robbegrilletien passait à l'action, il cesserait «de vivre dans son univers moderne pour aller vivre dans un univers balzacien». Cela est vrai, dans doute. Mais d'une part, toutes les actions peuvent très bien être englobées dans une inaction, ou perte d'action, plus générales, et on arrive ainsi au problème de la réification, de laquelle, selon Goldmann dans Pour une Sociologie du Roman, le «nouveau roman» représente une homologie valable.

Et puis, nous croyons qu'il y a autre chose aussi. Robbe-Grillet a affirmé qu'il était «persuadé d'écrire pour le «grand public»». Est-ce que Balzac aurait dit la même chose? Mais non, et c'est un des mérites de M. Nykrog de l'avoir montré: sa vraie pensée, Balzac la réservait au lecteur «supérieur« (p. 391), aux personnalités exceptionnelles qui connaissaient la «noosphère» et contribuaient à sa généralisation, que ce soit en fils d'Abel ou de Caïn. En outre, Robbe-Grillet soutient qu'aujourd'hui la fiction littéraire «met en scène des hommes qui ne tirent plus leur poids de réalité de leur caractère ou de leur personnalité exceptionnelle mais de leur situation et de leur présence». De plus, «le romancier perpétuellement omniscient et omniprésent est récusé. Ce n'est plus Dieu qui décrit le monde, c'est l'homme, un homme». Or, tandis que par définition une «personnalité exceptionnelle» est réservée à quelques hommes, chaque homme a forcément une situation et une présence, ce qui veut dire que si ce n'est plus Dieu omniscient et omniprésent qui décrit le monde, mais «l'homme, un homme», c'est «l'homme, un homme» dans ce qui le fait membre de la catégorie chaque homme. De sorte qu'il est bien vrai que Robbe-Grillet écrit pour le «grand public» dans un sens très précis, tandis que Balzac ne le faisait pas du tout dans ce sens. Et nous croyons que ceci pourrait être vérifié dans les romans de Robbe-Grillet, et non seulement dans ses déclarations théoriques. Cela ne signifie pas, évidemment, que Robbe-Grillet serait un auteur plus grand que Balzac ni, surtout, qu'il sera effectivement plus lu que lui. Cela signifie simplement que les notions à'l Homme, d' Un Homme, de Tous et de Chacun ont changé de sens du tout au tout, et nous pensons que c'est là aussi un acquis définitif, tout à fait indépendamment du degré de pérennité qu'on se plaira à attribuer déjà aux romans de Robbe- Grillet - de sorte que nous voilà de nouveau devant une limite du corps de pensée de Balzac.

Est-ce que ces limites ne vont pas plonger Balzac dans une inactualité déplorable? Eh bien, qu'on lise le livre de M. Nykrog! On verra qu'avec la Pensée balzacienne, et avec la possibilité de marquer les limites de cette Pensée, il nous a redonné un Balzac très actuel - mais d'une actualité historique, d'une actualité en profondeur, faite de continuité et de discontinuité. Ce qui, selon Hegel, est la vraie continuité.

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