Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

La certitude de Pascal et le premier jet de l'argument du Pari

PAR

PER NYKROG

«Je ne crois ni à Dieu ni au Diable, mais si ce sont les autres qui ont raison, alors ...'.» C'est sous cette forme que j'ai rencontré le fameux argument pascalien pour la première fois, longtemps avant d'entendre parler de Pascal, en bavardant un jour avec un vieux marin, riche d'expérience et pauvre de culture. Cette rencontre met en évidence un des côtés troublants de l'argument: sa vulgarité. Un autre est sa froideur, choquante en comparaison avec le genre de foi que Pascal veut susciter à la fin de son effort apologétique.

On explique normalement la froideur de l'argument en le considérant comme un argument ad hominem, comme une botte lancée dans le duel avec l'adversaire intellectuel fermé aux arguments plus profondément spirituels; c'est un adversaire qu'il faut combattre avec ses propres armes, avant de pouvoir l'amener à s'ouvrir à la vraie lumière. Mais il y a d'autres manières de comprendre ie pari, notamment celle de M. Lucien Goldmann, pour qui il s'agit de la description même de la foi authentique, état dans lequel le sujet se trouve sans cesse dans l'incertitude, et où l'objet de sa foi se présente avec chaque situation existentielle, avec chaque disposition pratique, comme un dilemme ou comme une alternative.

Pascal était-il dans l'incertitude? Sa foi comportait-elle un doute? Cela semble difficile à soutenir. On démêle du moins dans ses papiers deux ou trois sources d'une certitude absolue dans le domaine de la foi. Mais on constate aussi qu'à l'intérieur de ce domaine il y a des questions qui demeurent en suspens.

Une première source de certitude est l'expérience attestée par le Mémorial. Ceux qui se penchent sur l'abondante littérature d'inspiration mystique ou extatique se voient vite forcés de reconnaître qu'une expériencede ce genre apporte au sujet une connaissance absolue directe, ou plutôt la connaissance directe, vécue, de quelque chose d'absolu, qui se révèle avec la même évidence qu'un objet matériel visible et palpable

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qui se présente à un homme dans son état parfaitement normal. Le sceptique peut récuser ce témoignage comme subjectif, mais il ne peut pas récuser l'effet laissé sur le sujet touché par l'expérience. Pour le mystique il s'agit d'une certitude vécue, et le mot certitude revient en effet à plusieurs reprises parmi les impressions que Pascal a jetées sur son papier. Tout le comportement ultérieur de l'homme Pascal, toute son œuvre - positive, comme les Provinciales et les Pensées, ou négative comme l'abandon des sciences sauf pour l'étrange épisode de la Roulette (mais voyez l'usage qu'il en fait!) - toute cette fin de vie semble indiquer la certitude de vivre sous l'œil d'un Dieu, caché mais proche.

Une seconde source est à trouver dans la masse des documents préparés en vue d'un écrit sur les miracles, écrit destiné à défendre l'authenticité du miracle de la Sainte Epine, survenu dans Port-Royal même parmi les intimes de Pascal, en 1656. Les réactions de l'inventeur de la calculatrice mécanique montrent abondamment que pour lui, ce miracle était un fait, et même un fait décisif pour sa conception des relations entre Dieu et les hommes.

Une troisième source de certitude se présente comme encore plus trouble aux yeux du lecteur post-voltairien. C'est l'argument, rapidement évoqué dans le Pari, de la Bible : «... n'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu? oui l'Ecriture et le reste, etc.». (La rapidité de cette allusion s'explique en partie par le fait que Pascal écrit ces mots sur l'extrême bord de son papier.) Mais il suffit de jeter un coup d'œil sur n'importe quelle édition complete des Pensées pour s>e rendre compte de son importance par rapport à l'ensemble: chez Brunschvicg c'est la seconde moitié de l'ensemble, et il en est de même dans les éditions qui cherchent à suivre le résumé donné à Port-Royal (comme l'édition Chevalier dans la Bibliothèque de la Pléiade et autres). Même proportion dans le résumé donné dans la Préface de V édition de Port-Roy al (1670) et dans les éditions capitales de Louis Lafuma: sur 27 «liasses» classées par Pascal lui-même, dix tournent autour de la Bible et de l'histoire du peuple juif, à savoir tout ce qui est entre la «Transition» (n° XV) et la «Morale chrétienne» (n° XXVI). C'est dans la liasse XXII, Preuves de Moïse, qu'on trouve les textes les plus frappants, comme p. ex. :

«Autre rond. La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les histoires des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans l'histoire de ses ancêtres est que l'on n'a jamais guère

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vécu avec eux, et qu'ils sont morts souvent devant que l'on eût atteint l'âge de raison. Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Or, de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de l'histoire de leurs ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle-là, qu'ils n'avaient point d'études, ni de sciences, ni d'arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie? Aussi l'on voit qu'en ce temps les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs généalogies.» (Lafuma 290, Brunschvicg 626).

«Sem qui a vu Lameth qui a vu Adam a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse: donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l'entendent bien.» (Laf. 296, Br. 625).

A ces textes on peut en ajouter d'autres, non classés, comme p. ex. le long fragment (Laf. 436, Br. 628) qui compare la Bible, qui est historiquement véridique, aux poèmes homériques, notoirement fabuleux, et celui-ci, plus court:

«La création du monde commençant à s'éloigner, Dieu a pourvu d'un historien unique contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fût la plus authentique du monde et que tous les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir, et qu'on ne pût la savoir que par là.» (Laf. 474, Br. 622).

La conclusion s'impose: Quelque regrettable que cela puisse paraître à l'admirateur moderne de Pascal, le récit biblique de la Genèse, de la Chute d'Adam, de la vie des Patriarches et de l'histoire primitive du peuple juif (jusqu'à Moïse au moins) est une vérité historique, incompréhensible sans doute, mais prouvée.

La passion avec laquelle on se penche sur Pascal de nos jours s'explique aisément par le fait que le tableau donné dans les Pensées de la «condition humaine» se rencontre intellectuellement avec celle incluse dans la littératuredu demi-siècle, et la dépasse souvent en vigueur et en puissance. Mais il ne faut pas se méprendre: cet effet est dû à une identification entre l'homme de l'âge existentialiste et l'interlocuteur de Pascal au moment précis où l'apologète l'a préparé pour la vérité, où on en est à la transition (liasse XV) entre la partie destructive et la partie édifiante de l'argumentation.Mais

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tion.Maisil ne faut pas confondre cet interlocuteur avec l'apologète : la vigueur implacable de ce dernier et la précision de son analyse sont au contraire dus au fait que Pascal n'est plus dans cet état lui-même, qu'il a passé outre pour s'installer dans une certitude d'où il peut maîtriser l'état inférieur avec une assurance impitoyable.

C'est parce qu'il a trouvé la vérité dans cette fameuse nuit que Pascal peut manier si souverainement les esprits de ceux qui sont dans les ténèbres de l'incertitude; c'est parce qu'il a trouvé, dans la Bible, la clé de la situation des hommes, qu'il peut en faire un portrait d'une main aussi sûre, et c'est parce qu'il a reconnu le jeu de Dieu - même s'il est incompréhensible - qu'il peut évoluer sans contradiction dans le jeu déroutant des «contrariétés» au milieu desquelles les hommes se débattent

S'il se vante je l'abaisse.
S'il s'abaisse je le vante.
Et le contredis toujours
Jusqu'à ce qu'il comprenne
Qu'il est un monstre incompréhensible. (Laf. 130, Br. 420).

L'argument du pari serait donc un argument ad hominem qui ne reflète en rien une angoisse ou une incertitude chez Pascal lui-même? Loin de là, mais il faut préciser de quoi on parle: l'argument tel qu'on le iit dans toutes les éditions, y compris celles de Lafuma, s'occupe de deux questions qu'on confond couramment, mais qui sont distinctes devant la pensée de Pascal. Et, chose remarquable, la genèse du texte de Pascal, qui a passé par plusieurs phases qu'on peut distinguer matériellement sur l'original, montre que l'argument s'occupait d'abord de l'une de ces questions, l'existence de Dieu, pour n'aborder que plus tard l'autre: l'au-delà de la mort et l'avenir de l'âme individuelle.

Ici il faut préciser un point que les exégètes de Pascal semblent normalementsous-estimer: il est, dans les Pensées comme dans tous les papiers de Pascal, fort peu question de l'immortalité de l'âme, du ciel et de l'enfer. Il est question de l'immortalité dans Laf. 164, Br. 218, dans le grand fragment Laf. 427, Br. 194, et dans Laf. 612, Br. 219, mais dans lei» trois cas cette idée est présentée comme un problème, ou même comme le problème pour l'homme, et non pas comme une certitude. L'enfer apparaît trois fois: Laf. 152. Br. 213: Laf. 748. Br. 239 et Laf. 906, Br. 916.

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Aucun de ces textes ne contredit la supposition que l'enfer est pour Pascal une éventualité sur laquelle on peut réfléchir, et ni l'un ni l'autre texte ne permet de conclure à une certitude quelconque chez le penseur. Le ciel ou le paradis ne figure pas sur l'index de Lafuma, et, en effet, c'est tout juste si l'on relève une allusion dans Laf. 152. Le texte qui s'en occupe le plus nettement est Laf. 418, Br. 233, c.-à-d. justement le Pari lui-même. Mais là on remarque l'absence totale, et fort surprenante, de toute allusion à un enfer.

L'absence totale d'une perspective de ce genre est surtout frappante lorsqu'on parcourt les pensées classées par Pascal dans la liasse XXVI sous le titre de Morale Chrétienne, l'avant-dernier paquet. Il est évident, en lisant ces textes, que ce chapitre devait être centré sur l'idée que Pascal appelle «les membres pensants», p. ex. :

«Membres. Commencer par là. Pour régler l'amour qu'on se doit à soi-même il faut s'imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s'aimer, etc.». (Laf. 368, Br. 474).

«Etre membre est n'avoir de vie, d'être et de mouvement que par l'esprit du corps. Et pour le corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n'a plus qu'un être périssant et mourant. (...)» (Laf. 368, Br. 474).

Voilà l'idée-certitude qui correspond à la certitude sur Dieu décrite plus haut. C'est une idée qui admet parfaitement une incertitude totale en ce qui concerne le sort réservé à chaque «membre» pensant en tant qu'individu.

Regardons maintenant la genèse du texte du Pari, telle qu'on peut la suivre en examinant la reproduction phototypique des originaux de Pascal publiée par Lafuma en 1962. Il s'étend sur deux feuilles, quatre pages - l'éditeur dit que Pascal les avait «conservées longtemps dans ses poches» - et il est évident que le texte est fort composite. On démêle du premier coup d'oeil un premier jet relativement facile à identifier, et une longue série d'insertions et de développements ultérieurs. En les dégageant les uns des autres, on reçoit une vive impression de la marche de la pensée de Pascal.

La première phase de l'élaboration semble calculée, tranquille, préméditée.Pascal
prend un papier frais, met, en haut, les mots «Infini -
Rien» et commence à rédiger une progression de cinq fragments, séparés

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du trait horizontal qui, ailleurs, marque normalement le blanc qui sépare une «pensée» de la suivante. Ces cinq «pensées» achevées, Pascal fait encore le même trait horizontal, puis il passe à autre chose : à la suite du premier jet du fragment du Pari il couche tranquillement sur le papier le n° Laf. 422, Br. 535, donc un texte qui n'a absolument rien à voir avec le Pari. Le premier état est achevé.

Cette feuille de papier, couverte jusque-là d'une écriture régulière et tranquille, Pascal la remplit un peu plus tard en écrivant après le n° Laf. 422 un paragraphe à insérer dans la cinquième partie de l'ensemble Infini-Rien, en l'enveloppant d'un trait de plume et en indiquant l'endroit où il faut l'intercaler.

Voilà les premières étapes; elles seront suivies d'au moins deux phases d'élaboration fiévreuse qui développeront le texte dans un sens qu'il n'avait pas d'abord. Il n'est donc pas sans intérêt de voir ce qu'était le premier noyau, dégagé des enrichissements et des développements ultérieurs, d'abord imprévus.

Le tout premier état n'est pas dépourvu de phrases ajoutées; à un endroit au moins un passage a été rajouté après le tracé du trait séparateur, mais avant que le paragraphe suivant n'ait été commencé. La disposition sur le papier le montre. Voici le texte pur du premier jet; les phrases entre parenthèses ont été ajoutées aussitôt; les points entre parenthèses indiquent les endroits où des développements ultérieurs ont été insérés depuis :

(r°) Infini rien

Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps,
dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité,
et ne peut croire autre chose.

L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus que un pied
à une mesure infinie; le fini s'anéantit en présence de l'infini et devient
un pur néant.

(Ainsi notre esprit devant Dieu, ainsi notre justice devant la
justice divine.)

(Il n'y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de
Dieu qu'entre l'unité et l'infini.) (...)

Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature comme
nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est
vrai qu'il y a un infini en nombre, mais nous ne savons ce qu'il est.

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II est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair, car en ajoutant
l'unité il ne change point de nature. Cependant c'est un nombre,
et tout nombre est pair ou impair.

(Il est vrai que cela s'entend de tout nombre fini. Ainsi on peut
bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est.)

Nous connaissons donc l'existence et la nature du fini parce que nous sommes finis (et étendus comme lui). Nous connaissons l'existence de l'infini et ignorons sa nature, parce que nous avons rapport à lui par l'étendue et disproportion avec lui par les limites. Mais nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de Dieu parce qu'il n'a ni étendue, ni bornes. (...)

(v°) Parlons maintenant selon les lumières naturelles. S'il yaun Dieu il est infiniment incompréhensible, puisque n'ayant ni partie ni bornes, il n'a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question? ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport à lui.

(...) Dieu est ovil n'est pas, mais de quel côté pencherons-nous? la raison ne peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité de cette distance infinie où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous? par raison vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre. Par raison vous ne pouvez défendre nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n'en savez rien. Non, mais je les blâmerai d'avoir fait non ce choix mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute. Le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier. Cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqués. Lequel prendrez vous donc. Voyons. Puisqu'il faut choisir voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude. Votre raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre. Mais votre béatitude? Voyons: si vous prenez croix que Dieu est, si vous gagnez vous gagnez tout et si vous perdez vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est sans hésiter.

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Manuscrit original du Pari, f. 2, r°.

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On voit que cette version présente, dans toute sa pureté, l'argument intellectuel concernant l'existence de Dieu: d'abord quatre points qui établissent comme une nécessité l'incompréhensibilité de l'infini mathématique pour l'homme «naturel»; puis, la nature de cette relation intellectuellement établie, on fait comprendre, par analogie, la nature des relations entre Dieu et l'homme qui veut le comprendre. L'incompréhensibilité nécessaire introduit l'idée d'un pari pour ceux qui n'ont pas acquis de certitude personnelle. (On peut objecter qu'il y est question de la «béatitude» du joueur. Mais ce mot ne se réfère pas nécessairement à une vie après la mort; on s'en sert tout aussi bien à propos d'un personnage

Les premiers éléments ajoutés développent cette idée: le paragraphe ajouté en bas du verso de cette première feuille est celui qui commence par les mots: «Qui blâmera donc les chrétiens ...» et qui se continue dans les mots «Dieu est ou il n'est pas ...» du premier jet. Voilà le texte provisoirement terminé.

Puis les choses se compliquent. Après les derniers mots du premier jet «... sans hésiter», Pascal ajoute, d'une écriture mince et serrée, sur un espace blanc minuscule, les mots: «Cela est admirable. Oui, il faut parier. Mais je gage peut-être trop. Voyons. Puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager, mais s'il y en avait trois à gagner ...»

C'est ie fondateur du caicui des probabilités qui entre ici en lice,
provoqué par l'objection «je gage peut-être trop». Car cette considération
est apparentée au problème des partis brillament résolu par Pascal en
1654: trouver la valeur moyenne ou «l'espérance mathématique» dans
un procès aléatoire. L'espérance mathématique est un concept très précis,
à savoir la somme totale des gains (et pertes) possibles, divisés chacun par
le chiffre de ses chances pour se produire. Dans un jeu qui consisterait à
jouer pile ou face et de gagner 2 sous si on fait pile, l'espérance mathématique
est 2 sous (gain total) multiplié par 1/2 (chances de l'obtenir),
soit 1 sou, somme qui par conséquent serait une mise raisonnable dans
un tel jeu. Si on joue pile-je-gagne-un-sou, croix-je-perds-un-sou,
/.fi —l \
l'espérance mathématique est zéro I 1 = 01 ;ce jeu se jouera donc
raisonnablement sans mise préalable.

La question apologétique se pose inversement: quel est le gain possible
qui pourrait justifier une mise aussi élevée que le reste de ma vie? La
réponse est nette: on joue pile ou face, donc à 1 chance sur 2; un gain

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possible de deux vies justifierait le jeu, puisque


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La ligne de pensée ainsi abordée anime le penseur : il prend une feuille nouvelle et se met à la développer longuement: «(s'il y en avait trois à gagner) il faudrait jouer ...» etc. A mesure qu'il écrit, il déplace la feuille en le tournant un peu, si bien que la marge gauche décrit un arc de cercle allant d'en haut à gauche jusqu'à l'angle droit du bas de la page. Les lignes se répartissent comme les rayons d'un cercle, se rétrécissant d'une manière grotesque jusqu'à n'admettre que deux ou trois mots dans les toutes dernières lignes:

Cela est démonstratif
et si les hommes sont
capables de quelque
vérité celle-là
l'est.

Cette disposition laisse un grand espace à peu près triangulaire en blanc
en bas du côté gauche. Pascal le remplit avec les deux paragraphes
intitulés: Fin de ce Discours: «Or quel mal ..., etc.» jusqu'à «pour
laquelle vous n'avez rien donné.». La conformation bizarre du texte
premier est-elle due à un état d'esprit fiévreux chez celui qui écrit,
désordre qui a permis d'écrire ensuite sur le bout triangulaire du papier?
Ou cet arc de cercle s'explique-t-il par le fait que la fin avait déjà été
ébauchée sur un coin du papier? C'est difficile sinon impossible à dire,
mais la première supposition semble être la plus probable.

Toujours est-il que l'idée du jeu qui a, comme gain possible, «une infinité de vie infiniment heureuse» est secondaire par rapport au premier pari, et les attitudes respectives du penseur devant ces deux paris semblent tout à fait distinctes. Devant le second on sent que Pascal ne connaît pas la réponse; il est dans l'incertitude et il accepte de parier. Cette incertitude secondaire est confirmée par ce qu'on peut trouver ailleurs dans les Pensées pour élucider la croyance de Pascal sur ce point.

Tout le reste du texte est une mosaïque d'insertions, de développements imprévus et rajoutés en marge tout autour des textes primitifs. Les localiser et les déchiffrer, même avec une édition imprimée à la main, est une tâche ardue qui demande plusieurs heures. Signalons seulement ce détail que la phrase «Naturellement même cela vous fera croire et

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vous abêtira» - une des formules qui ont le plus choqué la postérité - se lit, en caractères microscopiques et presque indéchiffrables, sur l'extrême bord d'une marge tellement surchargée de pattes de mouche que la pointe de la plume ne peut presque plus se permettre d'y bouger pour tracer un mot.

Per Nykrog

AARHUS

Bibliographie:

Biaise Pascal : Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets p.p. Louis Lafuma.
I (Textes) II (Notes) 111 (Documents). Editions du Luxembourg, Paris 1951.

Biaise Pascal: Pensées. Texte établi par Louis Lafuma. Livre de Vie (éd. format
poche). Editions du Seuil, Paris 1962.

Le manuscrit des Pensées de Pascal (éd. phototypique p.p. Louis Lafuma). Les
Libraires Associés, Paris 1962.