Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

A propos des Rougon-Macquart

PAR

HILDE OLRIK

En 1932, André Gide s'indignait: «Je tiens le discrédit actuel de Zola pour une monstrueuse injustice, qui ne fait pas grand honneur aux critiques littéraires d'aujourd'hui.» {Journal, 17 juillet 1932. Ed. de la Pléiade p. 1137).

Une telle violence ne serait pas à propos en 1966. Il n'est plus question de discrédit. Le nombre des admirateurs de Zola s'est accru parmi les «lettrés», personne ne songerait à mettre en question le génie de Zola. L'intérêt porté à son œuvre a connu après la dernière guerre et surtout autour du cinquantenaire de sa mort (1952) un essor incontestable, - puis il semble avoir baissé. Un coup d'œil sur le contenu des plus grandes revues de critique littéraire ou sur les récents ouvrages des nouveaux critiques a vite fait de vous convaincre que ce n'est pas vers une nouvelle et plus profonde compréhension de Zola que tendent tous les efforts. Pour 25 articles sur Flaubert, Stendhal ou Proust, il y en a peut-être un sur Zola, - Zola que, dans la suite du passage cité, André Gide n'hésite pas à appeler le plus personnel des romanciers français!

Est-ce que Zola est déjà sacré, qu'on n'y touche plus? Est-ce qu'il
restera désormais confiné aux cahiers et bulletins bienveillants de ses
Amis?

La question s'impose en effet, et voilà pourquoi je trouve extrêmement intéressant et très à propos le titre choisi cette année par l'Université de Copenhague pour la question de philologie romane, mise au concours de la médaille d'or: «La composition des Rougon-Mac quart de Zola.»

Dans les pages suivantes je me permettrai de relever quelques-uns des points culminants de la critique sur Zola, de montrer qu'elle s'est engagée dans une voie de recherches qui semble extrêmement féconde, mais encore très peu exploitée, fait qui nous encourage à croire que l'absence actuelle - et, comme j'espère pouvoir le montrer, très injuste - d'études critiques sur l'oeuvre de Zola ne sera que de courte durée.

Consacrons un deuxième coup d'oeil rapide à la critique «zolienne».
Les biographies pullulent, les «Zola, l'homme et l'oeuvre» foisonnent.

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Abondance qui s'explique peut-être par le fait que Zola était un écrivain des moins réticents. Dans sa correspondance, dans ses écrits, dans la conversation avec ses amis intimes et dans de nombreuses interviews, il prodigue les renseignements sur lui-même et sur son art. Bon naturaliste, en parfait accord avec ses propres théories, il «vit tout haut», comme il dit, et il a même consenti à se soumettre à une minutieuse enquête sur sa personnalité - comprenant de nombreux et véritables «tests» et une sorte de psychanalyse avant la lettre, faite par le docteur Toulouse, qui, en 1896, publia ses résultats dans son Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie.l Elle nous apprend, avec tant d'autres faits de plus ou moins grand intérêt, que Zola était un grand nerveux, un véritable névropathe, mais chez qui cette sensibilité presque maladive allait de pair avec une intelligence «composée de santé, de solidité et d'équilibre.» (op. cit. p. 282)

La découverte de sa névropathie n'a rien de surprenant pour Zola
lui-même, comme il l'affirme dans la lettre-préface de l'ouvrage du docteur
Toulouse :

«Ah! le pauvre écorché que je suis, frémissant et souffrant au moindre souffle d'air, ne s'asseyant chaque matin à sa tâche quotidienne que dans l'angoisse, ne parvenant à faire son oeuvre que dans le continuel combat de sa volonté sur son doute! Qu'il m'a fait rire et pleurer des fois, le fameux boeuf de labour!»

Et les conclusions du médecin semblent également s'accorder avec Topinion de l'entourage de Zola. Dès sa première visite chez les Goncourt, ceux-ci le caractérisèrent ainsi: «inquiet, profond, compliqué, fuyant, peu lisible.» Perspicacité indéniable de leur part, mais qui devait, plus tard, tourner en méchanceté d'une aigreur peu commune.2

On comprend qu'un tel fonds de connaissances sur presque chaque détail de la vie et du caractère d'un écrivain ait tenté irrésistiblement et inspiré tant de biographes dont les premiers se sont mis au travail du vivant même de l'écrivain.

Mais est-ce qu'ils savent bien tout? Est-ce que Zola leur a livré ses



1: Edouard Toulouse : Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie. I: Introduction générale. - Emile Zola. Paris 1896.

2: Le livre récent d'Henri Guillemin: Présentation des Rougon-Macquart. Paris 1964, écrit à l'occasion de la publication des Rougon-Macquart dans l'édition de la Pléiade, en fournit des exemples très crus et extrêmement divertissants.

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secrets les plus intimes? Evidemment pas, disent les psychanalystes, il est fort probable qu'il ne les connaissait pas lui-même. Puis sont venues, comme il fallait s'y attendre, des révélations sur certain épisode de son enfance (Mustapha et les jeux interdits), sur certain amour inconscient pour une jeune camarade (Louise Solari), sur sa fixation maternelle extrêmement prononcée, etc., et l'analyse plus ou moins psychanalytique des répercussions de ces épisodes et émotions dans l'oeuvre. Je citerai une des plus intéressantes de ces études, celle - vaguement freudienne - d'Angus Wilson: Emile Zola. An Introductory Study of his Novéis. (Mercury Books. 1965.)3, et j'y relèverai, à titre d'exemple, l'hypothèse qui voit dans les humiliations de ses années d'enfance à Aix le moteur de son énorme besoin de supériorité («vengeance»), de domination, de grandeur, - besoin qui trouverait son expression dans la vitalité incontrôlée de son œuvre.

Ce domaine semble, cependant, loin d'être exploré à fond.

A ces biographies, dont les chapitres sur les Rougon-Macquart restent forcément sommaires, se joint une multitude d'études et d'ouvrages critiques qui traitent le cycle. Ces ouvrages se divisent naturellement en deux parties: ceux qui traitent le cycle entier et ceux qui se concentrent sur un des romans en particulier. (Rares sont ceux qui traitent un roman par rapport au cycle. Voir plus loin.)

Ces derniers choisissent de préférence, pour objet de leurs études, les romans qui ont la plus grande valeur artistique: L'Assommoir, Germinal, Le Ventre de Paris, Nana, Pot-Bouille, La Débâcle, en second lieu ceux qui offrent un intérêt particulier (théorique, idéologique ou autobiographique), p. ex. La Faute de F Abbé Mouret, La Joie de Vivre, L'Œuvre, Le Docteur Pascal.

La plupart des critiques se sont rendu compte que pour éviter de faire de leurs analyses un fouillis à ne plus s'y reconnaître, il fallait adopter ou bien l'aspect horizontal : travailler séparément p. ex. la documentation, l'application des théories, le style, la technique, les personnages, la description du milieu, etc., ou bien l'aspect vertical, c'est-à-dire saisir le bistouri naturaliste et couper une belle tranche napolitaine pour se régaler des différentes couches.

Celles-ci varient selon la nature des coupes, mais elles sont, souvent,
les suivantes :



3: Edition révisée de celle de 1952.

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1. le plan de l'action proprement dite.

2. le plan physiologique (l'engrenage de la famille, l'hérédité, les différentes
manifestations de la lésion organique.)

3. le plan historique (et symbolique)

4. le plan allégorique (animisme, unanimisme)

5. le plan du symbole universel (la Fatalité, l'Espoir, le Progrès, etc.)

Une telle étude par plans s'impose, - Zola nous indique lui-même les
plans 2 et 3 en écrivant dans sa Préface au cycle (1871):

«Physiologiquement, ils (les Rougon-Macquart) sont la lente succession
des accidents nerveux ...
Historiquement, ils partent du peuple ...»

Les quatre premiers plans intéressent peu, aujourd'hui, (p. ex. on en est plutôt à considérer l'arbre généalogique des Rougon-Macquart comme un jeu de société dans le genre de la carte du Tendre!) - alors que le cinquième se révèle d'une richesse à peine soupçonnée auparavant.

Que son œuvre soit symbolique, Zola ne permet à personne, même au lecteur le moins averti, d'en douter. Les symboles, il nous les enfonce dans la tête à grands coups de marteau ; c'est peu dire qu'ils crèvent les yeux. Pour qu'aucun doute ne subsiste, Zola nous apprend :

«J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le
tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile
jusqu'au symbole.»4

Mais comme nous le verrons, ce plan symbolique, pour être évident
n'en est pas moins intéressant, et c'est sur ce plan qu'opèrent les plus
fructueuses des recherches récentes.

Je signalerai par la suite, parmi ces recherches, quelques points de repères qui, sans être les seuls, me paraissent marquer très nettement des pas en avant dans la connaissance des concepts-clé, des structures de notre cycle.

Nous ne pouvons passer sous silence l'importante et imposante thèse de M. Guy Robert sur La Terre (1952), d'abord parce que c'est la première fois qu'on fait à Zola l'honneur de le traiter selon les plus exigeants principes universitaires, ensuite parce que, épuisant tous les



4: Dans une lettre à son ami Henry Céard, 22 mars 1885. Correspondances tome II p. 637.

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aspects de ce roman, M. Robert consacre aussi un chapitre aux allégories et aux mythes. Parmi ces derniers il distingue (à part celui sur Jacques Bonhomme qui ne nous intéresse pas en cette occurrence) celui du Retour Eternel et celui du conflit des forces contraires: la Catastrophe et l'Espérance,la Mort et la Vie. Dans un petit ouvrage, composé en marge du précédent: Emile Zola. Principes et caractères généraux de son œuvre (1952), Guy Robert étend l'interprétation de La Terre aux Rougon- Macquart.

M. Robert n'est pas le premier à signaler, chez Zola, le thème insistant de la Mort et de la Vie (ou Fécondité) - il est si évident que plusieurs critiques l'avaient déjà relevé. La nouveauté, c'est qu'on commence à parler non seulement de thèmes, mais de mythes: mot-clé, mot-passepartout, mot-sésame de notre époque, et ceci nous approche tout d'un coup de notre poète.

Mais comme, avec les études de M. Robert, nous restons encore - au moins sur ce plan - à la surface, nous passerons à l'article magistral et original de M. Marcel Girard sur V Univers de Germinal (in Revue des Sciences Humaines, 1953).

Dans une quinzaine de pages, qui sont même trop denses pour permettre
un bon résumé, Marcel Girard déterre, comme il le dit lui-même,

Zola joignit son fameux arbre généalogique au huitième volume de son
cycle («Une Page d'Amour») (1878), suivi d'une note:

«La publication de ce document sera ma réponse à ceux qui m'ont accusé de courir après l'actualité et le scandale. Depuis 1868, je remplis le cadre que je me suis imposé, l'arbre généalogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d'aller ni à droite ni à gauche. Je dois le suivre strictement, il est en même temps ma force et mon régulateur . . .

Aujourd'hui, j'ai simplement le désir de prouver que les romans, publiés par moi depuis bientôt neuf ans, dépendent d'un vaste ensemble, dont le plan a été arrêté d'un coup et à l'avance, et que l'on doit par conséquent, tout en jugeant chaque roman à part, tenir compte de la place harmonique qu'il occupe dans cet ensemble. On se prononcera dès lors sur mon œuvre plus justement et plus largement.»

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«les images directrices, les thèmes privilégiés, les symboles, les mythes de
Germinal. »

II signale les couleurs dominantes (blanc, noir, rouge), les expressions
de pesanteur, de chute, d'étouffement et leurs valeurs symboliques et
mythiques.

Il nous fait voir avec quels moyens Zola a créé cet horrible univers où l'homme de Germinal vit enfermé. Cet univers ne se contente pas de peser sur l'homme, il engendre des monstres qui l'attaquent. Il en résulte, forcément, chez l'homme, une peur extrême. Je cite le passage suivant, doublement intéressant parce qu'il renferme aussi une sorte de réponse à la critique traditionnelle qui ne voit dans les personnages de Zola que des fantoches:

«. . . ce sentiment (la peur) reparaît avec constance chez les personnages de Zola; il leur est fondamental, et bien des points en apparence invraisemblables de leur caractère, ou psychologiquement faux, s'expliquent et se justifient dès qu'on replace les hommes au milieu de cette peur, qui est l'atmosphère ordinaire de leur vie. Chez Zola, l'individu n'est jamais considéré comme un petit univers fermé où le jeu des idées, de la volonté et des passions se déroulerait selon des règles intérieures, ainsi qu'il arrive dans les œuvres classiques. Il est au contraire «jeté dans le monde», en contact constant avec le réel, - «en situation», si l'on veut.» (op. cit. p. 69)

Cet homme angoissé qu'écrase une étrange malédiction, a-t-il des
moyens d'y échapper ?

Marcel Girard énumère, appuyée sur des exemples qu'il serait trop
long de mentionner, toute la gamme des évasions éphémères qui' s'offrent
à lui et auxquelles il a recours:

1. la tentation du néant (s'anéantir hors de l'espace, hors du tempsou

2. la tentation de la matière (formulée, dans Germinal, par M. Hennebeau: «Le seul bien était de ne pas être, et, si l'on était, d'être l'arbre, d'être la pierre, moins encore, le grain de sable, quine peut saigner sous le talon des passants.»). Thème classique, cher à toute une longue série d'écrivains dont Flaubert (La Tentation de Saint Antoine) et Le Clézio [Le Procès-Verbal) ne sont pas les moindres, mais parmi lesquels on a rarement vu classer Zola.

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3. le sommeil (quina pas besoin de commentaires, - et les points
suivants non plus, tant les exemples sont connus).

4. le rêve, 5. la folie, l'ivresse, 6. tuer, 7. le sexe (on voit que cette
gamme s'applique également au cycle entier).

A ces évasions éphémères s'ajoute le seul moyen efficace d'échapper au
Mal: la solidarité humaine, les autres hommes, collaborer à l'effort de
tous pour se sauver ensemble.

Parce qu'elles sont si brillantes et semblent contenir en germe tant de
possibilités pour de futurs critiques, ces pages nous laissent sur notre
faim et dans l'espoir d'une étude plus approfondie.

Mais heureusement, l'exemple de M. Girard a été suivi par quelques autres, de manière aussi originale, et même plus vaste, dans le cas de Martin Turnell, dans son essai consacré à Zola de The Art of French Fiction. (1959)

A rencontre de la plupart des autres études, celle de Turnell traite surtout le cycle entier, elle essaye de définir son unité - tant proclamée par Zola, mais rarement prise au sérieux - sur le plan symbolique et thématique.

Turnell pressent la présence de deux séries d'images-base dont la première est celle de Mort-Vie qu'il appelle: birth - growth - decay - death - rebirth, et il nous fait assister au travail par lequel il arrive à les préciser.

Il nous fait voir comment cette première série d'images nous est présentée dès le premier chapitre du premier volume du cycle: La Fortune des Rougon, dans la fameuse description du cimetière Saint-Mittre, de sorte qu'on peut dire que tout le cycle part de là, ne sera que le développement grandiose de ce passage. Développement grandiose et complexe, car les images, qui se multiplient à l'infini de manière incontrôlée et presque incontrôlable, sont toujours à double ou triple ou multiple sens. Suivre Turnell dans tous ses détails ne ferait qu'une suite de citations, mais signalons p. ex. les résultats très intéressants auxquels il arrive en étudiant les termes dont se sert Zola pour exprimer l'image de la Fécondité.

Cette image-clé abonde dans tous les romans sous des formes différentes. La Faute de VAbbé Mouret et, à un moindre degré, La Curée nous suffoquent complètement sous des descriptions de végétations énormes, monstrueuses, tortueuses, maladives qui, de toute évidence, appartiennent au monde freudien des rêves.

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Dans L'Argent l'image de la Fertilité est employée de manière encore plus surprenante : là ce sont les opérations financières qui sont décrites en termes sexuels (l'argent = la terre, source de fécondité, la spéculation = l'acte de génération).

Le thème de la Fécondité, représenté par des images sexuelles, se retrouve naturellement, - mais ici transposé, de manière remarquable, dans le monde des objets inanimés - dans Au Bonheur des Dames; je dis naturellement, car qui n'a pas deviné que le succès du magasin d'Octave Mouret est dû à son habileté à faire appel aux instincts sexuels refoulés des femmes? La découverte du lien intense qui existe, chez les personnages de Zola, entre l'agressivité et la sexualité ne nous surprend pas non plus.

Nous découvrons ainsi, dans Zola, un de ces écrivains hautement imaginatifs qui anticipent les résultats des psychanalystes. Et nous apprenons par là combien les images font partie inséparable de sa «pensée». Je cite Turnell :

«It shows the extent to which his view of life is reflected in his basic images, the extent to which his vision is a unified vision. For it is apparent that we are concerned not so much with a series of images as with a cyclical image which touches life at every point. It could only hâve been used by a writer who saw expérience as a dynamic process, as a dramatic conflict at ail levéis and in ail sphères between the forces of life and death.» (op. cit. p. 134)

Ensuite Turnell montre comment cette première série d'images : birth - growth - decay - death - rebirth nous mène, logiquement, à une autre, d'ordre pour ainsi dire supérieur, celle de la Genèse, de: création — fall — punishment - rédemption.

Ce thème qui, au fond, est seulement une transposition du premier, d'un caractère plus «transcendent», se retrouve également sur plusieurs niveaux. A titre d'exemple : sur le plan de la famille, la tante Dide = Eve ; sa lésion organique qu'elle transmet à toute sa descendance = la faute originelle; la mort de Maxime (dans Le Docteur Pascal) = la mort du Vieil Homme; Clotilde et son enfant (à la fin du dernier volume du cycle) = la madone et l'enfant (Clotilde et le père de l'enfant, le docteur Pascal, étant sans lésion originelle), etc. Sur le plan historique: la genèse de l'âge industriel = la Genèse, la science — le Salut, qui arrive après le Désastre (la guerre), etc. à l'infini.

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Je cite encore un passage important où Turnell souligne le caractère
structurel de ces images :

«The Fertility image and Génesis are basic images in the sensé that they are continually recurring and that nearly ail Zola's most effective images derive from them, but this is by no means ali. They are basic images because they transcend the individual novéis and reveal the pattern which underlies not merely the Rougon-M acquar t but the whole of Zola's œuvre. This pattern is repeated in every sphère of Ufe and at every level.» (op. cit. p. 138)

Ensuite, dans cinq brèves études, consacrées aux romans les plus importants du cycle (Le Ventre de Paris, UAssommoir, Nana, Germinal, La Terre) Turnell démontre ce qu'il vient de prétendre : que ces images sont sujettes aux transformations et aux combinaisons les plus ingénieuses, qu'elles revêtent les formes les plus diverses.

Avant de dire encore quelques mots sur l'essai de Turnell, il me paraît à propos de signaler une autre étude excellente et très inspirée, également de 1959, celle de Phillip Walker: «Prophétie Myths in Zola», (in PMLA, March 1959).

Bien qu'il paraisse écrit indépendamment de l'étude de Turnell (et vice-versa), l'article de Phillip Walker coïncide partiellement avec cette étude, il arrive aux mêmes thèmes principaux, tout en appuyant, plus que celle-ci, sur le caractère mythique des thèmes, et sur les origines - chrétiennes, celtiques et gréco-romanes - des mythes qu'il distingue. Walker nous fait remarquer qu'une grande partie de ces mythes étaient «à la mode» à l'époque de Zola, ce qui n'enlève rien, cependant, à l'originalité de celui-ci, car la manière dont il s'en servait était si personnelle qu'on peut dire que son esprit en était tout à fait imprégné, son imagination était «unmistakably mythopoeic» (p. 448).

Walker souligne ainsi la différence essentielle entre les mythes du Déclin et de la Mort, chers aux romantiques et aux symbolistes (avec qui Zola a d'ailleurs tant d'affinités) et ceux de Zola où Déclin et Mort, comme nous venons de le voir, ne sont jamais séparés de Vie et de Renaissance, étant tous des aspects à peine différents d'une même force vitale, formant ensemble un Tout cosmique.

Walker prend ses exemples principaux dans La Faute de VAbbéMouret,
Germinal et La Débâcle, et il n'hésite pas à prétendre que dans son
développement de certains mythes, p. ex. ceux des Enfers et du Déluge,

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Zola

«revived two of the most universal archétypes of myth with something
coming very close to their original force» (op. cit. p. 449).

Warlker, pense-t-il retrouver les archétypes de Jung dans certaines structures de la pensée de Zola? J'incline à le croire, mais il nous mènerait trop loin de discuter cette éventualité; je me contenterai de relever un seul point: Pour Jung, les archétypes constituent un système psychique dont la plus grande partie se soustrait au contrôle de la conscience, et Walker, lui, répète cinq ou six fois au cours de sa brève étude, en parlant de l'emploi que fait Zola de certains mythes, qu'il s'en sert «consciously or unconsciously.» Sans être partisan des théories de Jung, on pourrait s'étonner que personne (tant que je sache) ne soit allé plus loin dans l'interprétation suggérée (consciemment ou non) par Walker.

Et bien que, pour une certaine critique moderne, la question de la conscience ou non-conscience de l'inspiration créatrice de l'écrivain soit jugée impertinente, je suis certaine qu'un jour un critique sera tenté d'aborder cette question, assez compliquée en ce qui concerne Zola. Le professeur Per Nykrog se lance dans le problème à propos de La Comédie Humaine en disant:

«Tout auteur .... a nécessairement une structure d'idées, conscientes ou inconscientes, qui se révèle dans ce qu'il dit et dans ce qu'il fait, et lorsque son œuvre prend les dimensions de celle de Balzac, cette structure tend inévitablement à devenir consciente, à cause même de l'usage intense que l'auteur en fait.»

{La Pensée de Balzac dans La Comédie Humaine. Copenhague 1965.
p. 5.)

A noter que «tend à devenir» n'équivaut pas à «devient». On fait ainsi
toujours la part de l'inconscient. Et la question se pose: Ce qui vaut pour
La Comédie Humaine, vaut-il pour Les Rougon-M acquarti

Mais revenons à Turnell. Après la lecture de son essai, on ne peut pas s'empêcher de formuler la question suivante: Est-ce que ce critique a réussi, dans son étude à la fois si modeste et si originale, à saisir dans sa plénitude l'immense génie de Zola?

Du moins, Turnell semble être, remarquablement et par excellence,
le lecteur complet, imaginé par Jean Rousset dans sa Forme et Signification
(Paris 1964), celui qui

«tout en antennes et en regards, lira . . . l'œuvre en tous sens,
adoptera des perspectives variables mais toujours liées entre elles,

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discernera des parcours formels et spirituels, des tracés privilégiés, des trames de motifs ou de thèmes qu'il suivra dans leurs reprises et leurs métamorphoses, explorant les surfaces et creusant les dessous jusqu'à ce que lui apparaissent le centre ou les centres de convergence, le foyer d'où rayonnent toutes les structures et toutes les significations, ce que Claudel nomme «le patron dynamique», (op. cit. p. XV).

Il me semble que Turnell nous l'a fait distinguer, ce patron dynamique, mais qu'il n'a fait qu'entamer le grand travail qui reste à faire: la poursuite de ses découvertes, - et dans une telle poursuite serait compris ce qu'exige ensuite Rousset de son lecteur complet : une pénétration dans les correspondances qui se devinent entre les schèmes formels et les thèmes, entre les structures formelles et celles de l'imagination.

Tl est probable qu'un tel développement des découvertes faites par Turnell éclairerait un autre aspect qui ne me semble pas suffisamment élucidé non plus, celui des rapports internes entre l'unité et ses composants, entre le cycle et chaque roman.

Dans un des passages cités, Turnell met l'accent sur le fait important que les images-base traversent toute l'œuvre, tous les niveaux, mais les limites étroites de son essai ne lui permettent pas de préciser à quel degré elles sont présentes dans chaque roman. Je ne saurais relever que cette seule constatation à propos de UAssommoir:

«Tn no other single work is the movement of the cycle so clearly
reflected as in thè story of the changing fortunes of Gervaise Macquart.»
(op. cit. p. 147).

Je n'ai pas encore vu traiter de manière approfondie le problème des répercussions (éventuelles) du cycle dans chacun de ses romans, des interdépendances des romans en vue du tout, de la présence de l'artiste dans chaque œuvre séparée ou le cycle. Et on voit pourtant que de telles questions occupent beaucoup les critiques modernes. L'artiste est-il à chercher dans l'ensemble d'une production ou dans chaque oeuvre achevée ? Pour ne mentionner que Jean Rousset, la réponse qu'il donne à cette question est très simple: c'est selon. On trouve sûrement tout Baudelaire dans Le Balcon, tout Flaubert dans Madame Bovary, mais tout Balzac seulement dans l'entière Comédie Humaine et «dans le tissu de rapports que tous ses romans entretiennent les uns avec les autres.» (op. cit. p. XXIX).

Y a-t-il un tel tissu de rapports entre les divers romans des Rougon-

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Adacquarti Encore une fois: ce qui vaut pour La Comédie Humaine, vaut-il pour Les Rougon-M acquarti Notre cycle, est-il un cercle fermé, une œuvre accomplie, comme le prétend Zola lui-même à plusieurs reprises, p. ex. dans sa Préface au cycle:

«Celle-ci (mon œuvre) est, dès aujourd'hui, complète; elle s'agite
dans un cercle fini.» (Ed. de la Pléiade, p. 4).

(N'y aurait-il pas là matière riche pour un Pouiet?)

Ou bien faut-il donner raison à Harry Levin quand, dans l'essai consacré
à Zola de The Gates of Horn (1963) il suggère que:

«Contracted with the Comédie Humaine where the totality seems
larger than the sum of its components, parts of Les Rougon-Macquart
seem larger than the whole.» (op. cit. p. 346)?

Voilà un tout petit choix des questions qu'on se pose, aujourd'hui, après une lecture des Rougon-M acquart, et dont on devine les réponses que seules des études approfondies sauront donner de manière satisfaisante. Mais comment expliquer la rareté relative de telles études?

Je me refuse à croire que l'ampleur du cycle intervienne pour décourager les critiques (20 romans, env. 5.000 pages), ce serait plutôt l'indéniable médiocrité littéraire qui rend pénible la lecture de romans tels que Une Page d''Amour, Le Rêve ou L'Argent. Et pourtant, on vient de voir le beau courage du professeur Nykrog au sujet de La Comédie Humaine (90 romans, env. 11.000 pages) dont plusieurs romans sont sans doute d'une médiocrité comparable à celle des romans cités. Et d'ailleurs, le critique qui analyse de tels romans pour une vue d'ensemble, au service d'une «cause supérieure», ne juge pas, dans le sens habituel du mot, il adhère, il reste disponible.

Mais alors?

Il se peut que la réponse soit à chercher dans le fait qu'on a l'habitude enracinée de classer Zola et Balzac parmi les écrivains dont le centre de gravité de l'art (pour me servir de l'expression de M. Nykrog) se situe au niveau des faits racontés, et non parmi ceux dont il se place au niveau de l'écriture, et qui sont, en fin de compte, ceux qui intéressent le plus les critiques modernes. Mais alors que récemment plusieurs critiques - et parmi eux notamment Per Nykrog - se sont posé la question de savoir si Balzac ne se situe pas également au second niveau, tant on devinait d'avance la riche structure conceptuelle de son œuvre, personne ne s'est encore sérieusement aventuré à en faire autant pour Zola.

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Même en 1963, un critique (M. Olivier) s'exprime en ces termes sur le
style de Zola, au cours du colloque zolien de Londres (mars 1963):

«Zola ne dépasse pas la «solution ornementale du style» comme dit Roland Barthes; le style est pour lui un moyen et non une fin; l'image, si étrange qu'elle paraisse, n'est chez lui qu'une sorte d'ornement.» (v. p. 109, Cahiers Naturalistes nos. 24-25. Actes du Colloque de Londres, 15-17 mars 1963.)

Il est vrai que le penchant démesuré pour le style décoratif et pittoresque constitue un côté très rébarbatif chez Zola. Et sa complaisance à décrire pour décrire le fait tomber dans l'abus bien connu non seulement des pages de bravoure, bonnes comme dictées ou comme «morceaux choisis» dans les anthologies, mais aussi des passages «indigérés», copiés presque directement des divers manuels dont il s'est servi.

Le style est pour lui un moyen, je suis d'accord sur ce point. Mais un moyen pas si méprisable que cela. C'est un outil robuste, qui «brosse large», qui obéit - presque toujours - au rude travail de son patron (dynamique!) dont les intentions stylistiques sont:

«Une carrure magistrale. Mais toujours de la chaleur et de la passion. Un torrent grondant, mais large, et d'une marche majestueuse.» (cit. Ed. Pléiade des Rougon-Macquart, Préface d'Armand Lanoux, p. XLIII).

Mais que chez lui l'image ne soit qu'une «sorte d'ornement», là je ne suis plus d'accord, pour des raisons que j'espère avoir au moins suggérées dans les pages précédentes. Encore une question qui a l'air d'attendre avec impatience son zoliste.

La nécessité d'études approfondies s'impose avec une vigueur renouvelée après l'ouvrage de M. Nykrog. Car bien que Balzac et Zola ne se ressemblent pas du point de vue idéologie ou «pensée», leurs génies ont beaucoup d'affinités dont les plus connues - mais pas les seules, je crois - sont l'énergie dynamique, la grandeur de leurs visions, la «vulgarité» apparente, etc.

C'est un fait indéniable que l'exemple de Balzac a joué un grand rôle pour l'entreprise de Zola (qui ne s'en cache pas, d'ailleurs). Un des ressorts qui l'ont poussé à concevoir son cycle a été le désir d'atteindre ou, comme il Tespère, de dépasser son illustre aîné dont l'œuvre se dresse devant lui, à la fois encombrante et enviée, inspiratrice et émulatrice. Comme un enfant obstiné, Zola se répète sans cesse, poings serrés: Ne

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pas faire comme Balzac. (Et il est tout à fait touchant quand, avant de commencer son cycle, il dresse la liste - très instructive d'ailleurs - des «Différences entre Balzac et moi».) C'est qu'il craint de tomber dans l'imitation (crainte très justifiée car il y est tombé à plusieurs reprises) - tant il se sent proche du génie de Balzac.

En dernière hypothèse: se peut-il que ce ne soit ni l'ampleur, ni les romans mineurs, ni le style, mais la prétendue base scientifique de l'œuvre, l'application des théories du Roman Expérimental qui repousse d'avance les critiques?

Là encore, je ne puis le croire. Les zolistes modernes ne confondent pas les théories du critique avec la pratique du romancier. Alors que personne ne prend plus les théories et la science proprement dite au sérieux (bien qu'il proclamât toujours le contraire, Zola lui-même y avait beaucoup de peine, il était obligé de se rappeler à l'ordre de temps en temps avec des «Ne pas oublier l'hérédité» en marge du manuscrit), la pratique du romancier fait l'objet de la plupart des études récentes sur Zola. Le problème de la création chez Zola est si complexe que le cadre de ce bref aperçu ne me permet pas d'entrer tant soit peu dans les détails.s Un seul point sera relevé: c'est un lieu commun dit et redit, depuis Zola lui-même et le docteur Toulouse jusqu'aux critiques avant 1952, qu'une observation exacte et minutieuse, une documentation abondante et coriscientieuse constituent le tout premier point dans la création d'un roman de Zola. Après ce travail seulement il laisse fermenter les idées.

Zola a brillamment réussi à tromper son monde, -jusqu'en 1952.

Depuis l'ouvrage de Guy Robert sur La Terre nous savons que la documentation de Zola se faisait après - ou tout au plus au cours de - la rédaction de l'Ebauche. Et après l'étude encore plus récente de Nils- Olof Franzén sur Zola et La Joie de Vivre (Stockholm 1958), il paraît probable

«que presque toutes les notes n'ont été prises qu'après la première
série de plans de chapitres, c'est-à-dire immédiatement avant la
rédaction du manuscrit» (op. cit. p. 17).

Découverte du plus grand intérêt et qui parle d'elle-même. Connaissant
tant soit peu l'imagination de Zola, on n'a pas de peine à se figurer
comment se fait une documentation dont le but, les limites, le rôle sont



5: Pour une mise au point des découvertes dans ce domaine je renvoie aux Cahiers Naturalistes nos. 24-25 déjà cités.

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décidés d'avance. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle devient hautementsubjective.

Pour conclure, je juge nécessaire de préciser que ces aspects de l'œuvre de Zola qui, comme je viens de le suggérer, sont en quête de critique, sont loin d'être seuls à mériter un œil sagace et compréhensif. Cette seule phrase, tirée de l'étude d'Angus Wilson, ne suffirait-elle pas à faire flairer le butin à tel jeune critique féru de sociologie littéraire :

«The novéis (Les Rougon-Macquart) had their roots in deep personal aspects of the author's life - aspects which couldfind their answer in social analysis, because his own inner conflicts were directly related to the social conflicts of the time.» (op. cit. p. 40).6

La série des points d'interrogation n'est pas épuisée. Et comment le
serait-elle, puisqu'il s'agit d'un poète si complexe et si déroutant qu'un
critique, et pas des moindres, Anatole France, disait de lui : 7

«Son oeuvre est mauvaise et il est de ces malheureux dont on peut
dire qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés ...»

-jugement que, surla tombe de Zola, il eut le bon goût de modifier en:

«II fut un moment de la conscience humaine.»

Hilde Olrik

COPENHAGUE



6: Ce qui laisse entendre que Wilson n'a pas trouvé de réponse satisfaisante dans les études marxistes sur Zola - p. ex. celle de Jean Fréville: Zola, semeur d'orages. Paris 1952, ou celle, plus importante, de Georg Lukács dans: Studies in European Realism. 1950.

7: Le Temps, 28 août 1887. (Article reproduit dans La Vie Littéraire).