Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

Le problème du réalisme dans les romans de Marivaux. Réflexions sur l'introduction de la Voiture embourbée

PAR

MORTEN NØJGAARD

«La vérité, me direz-vous, est souvent froide commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien - D'accord. - S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie. - Oui, quand on a du génie ; mais quand on en manque ? - Quand on en manque, il ne faut pas écrire.» (Diderot: Jacques le fataliste. Garnier 1964 p. 526)

Le petit dialogue de Diderot et de son lecteur témoigne du trouble que la notion de vérisme littéraire jetait dans l'esprit des hommes du XVIIIe siècle. D'une part ils en ressentaient profondément la nécessité, d'autre part ils n'arrivaient pas à se persuader de la légitimité esthétique de la réalité toute nue. Le bon goût impliquait une répugnance insurmontable pour les trivialités de l'existence, mais la philosophie militante ne cessait de réclamer pour elles la dignité et l'utilité morales. En somme, l'esprit et le sentiment favorisaient des conceptions violemment opposées de la réalité matérielle.

Sur le plan littéraire, les romans de Marivaux marquèrent une des premières tentatives sérieuses de réconciliation. De nos jours on ne les lit guère.l Pour beaucoup Marivaux reste le Watteau du théâtre; il écrivit des romans : qui ne le fit au siècle des lumières ?

Et pourtant bon nombre des contemporains prisèrent plus les romans



1: On recommence pourtant. Signalons avant tout l'introduction de Marcel Arland à l'édition de la Pléiade (texte utilisé ici), les études et les éditions de F. Deloffre, la petite étude suggestive de J. Rousset (in : Forme et signification 1962). Ajoutons toutefois que ces études, pas plus que celle de Poulet (Etudes sur le temps humain 11. La Distance intérieure. 1952), ne considèrent pas les romans dans leur aspect spécifique.

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de Marivaux que ses comédies. Voyez ce que dit d'Alembert dans son
Eloge de Marivaux :

«Les romans de Marivaux, supérieurs à ses comédies par l'intérêt, par les situations, par le but moral qu'il s'y propose, ont surtout le mérite, avec des défauts que nous avouerons sans peine, de ne pas tourner, comme ses pièces de théâtre, dans le cercle étroit d'un amour déguisé, mais d'offrir des peintures plus variées, plus générales, plus dignes du pinceau d'un philosophe.»2

Si d'Alembert préféra les romans, ce fut donc qu'ils lui parurent sacrifier moins à la préciosité et donner plus à une peinture de la réalité. Sans doute, esthétiquement parlant, nous ne saurions aujourd'hui entrer dans le sentiment du grand mathématicien, mais dans son accord avec celui des contemporains son jugement signale avec précision le point délicat de l'esthétique des philosophes comme de la pratique des romanciers, à savoir la représentation artistique de la réalité matérielle.

Certainement on ne trouve pas de textes qui illustrent mieux que les romans de Marivaux la crise qui affectait le roman au début du XVIIIe siècle. Si la crise devait s'étendre bientôt à tous les arts littéraires, elle restait particulièrement aiguë dans le roman, puisqu'elle naît de la difficultéd'exprimer artistiquement le monde extérieur comme une réalité significative. Au fond, le roman aurait dû être une des grandes créations littéraires des philosophes, lui qui fut un des genres les plus cultivés, parce qu'il est éminemment propre à traduire tous les problèmes sociaux qui tourmentaient les hommes du temps. On sait que tel fut justement son rôle en Angleterre où Richardson, Fielding et Sterne fondèrent le roman moderne.3 En France, le roman resta un genre secondaire, mais ce ne fut pas à cause de la faiblesse des esprits qui s'y essayèrent: à un moment de leur carrière, tous les grands esprits du siècle avaient espéré trouver en lui l'instrument littéraire qui exprimerait leur nouvelle conception de la vie sociale et qu'ils n'avaient pas pu trouver ailleurs, pas même dans le drame. Fût-on historien comme Montesquieu, poète comme Rousseau,



2: C'est moi qui souligne.

3: J'excepte ici Gil Blas qui est plutôt l'aboutissement et l'apogée d'une forme appartenant au XVIIe siècle que l'initiation à un instrument nouveau d'expression littéraire. On peut dire que le siècle des lumières commence et termine par un chef-d'œuvre romanesque: Gil Blas (1715 sqq) et Les Liaisons dangereuses (1782), fait esthétique qui commente ironiquement les recherches frénétiques des philosophes.

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libelliste comme Voltaire ou théoricien comme Diderot: il fallait écrire des romans ! Ces tentatives souvent hardies pour créer une nouvelle forme littéraire échouèrent toutes sur l'écueil qui s'appelle la représentation fictive de la réalité. Initiateur sur ce point aussi, Marivaux inaugure avec son échec éclatant cette longue série de naufrages.

Pourquoi la description du monde extérieur, cruellement raillée par Boileau (p. ex. dans l'Art poétique I 49 sqq) sous la forme qu'il connaissait, celle du roman héroïco-galant, était-elle une nécessité artistique pour le romancier du XVIIIe siècle? La raison en est évidemment dans l'idéologie nouvelle qui perce au cours du long dépérissement de Louis XIV. Tandis que le romancier du grand siècle devait décrire les rapports de l'homme général avec ses idéaux éthiques, son successeur éclairé tourna ses regards vers le monde extérieur, c.-à-d. les rapports entre l'homme et la société. En d'autres termes, l'idéologie exigeait une évolution du roman psychologique vers le roman «réaliste», pour peu, bien entendu, que le roman aspirât à se dégager du rôle peu distingué qui lui était normalement échu jusque-là: celui de divertir la bonne compagnie.

Toute l'œuvre de Marivaux s'inscrit dans ce mouvement de passage d'un système à l'autre. Ce qui l'intéresse, c'est essentiellement l'amour avec toutes ses nuances, et ses comédies ne continuent pas la comédie classique (on sait qu'il ne se gêna pas pour prononcer publiquement son mépris de Molière), mais bien le roman psychologique, pratiqué dans le dernier tiers du XVIIe siècle par des auteurs comme Guilleragues (?), Mme de La Fayette, Mme de Villedieu, etc. On connaît son propos fameux (cité par d'Alembert) où il définit le but des comédies :

«J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où
peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune
de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches.»

Nous ne nous étonnons pas que de telles subtilités psychologiques choquent les contemporains aux yeux de qui elles devaient sembler indifférentes ou du moins sans rapports avec leurs vrais problèmes brûlants. A plusieurs reprises, p. ex. dans le Temple du goût, Voltaire qualifie de façon significative les comédies de Marivaux de «métaphysiques», à peu près la pire injure qu'il connût pour les dénoncer comme futiles et contraires à la nature.

Evidemment ce n'est pas la critique malveillante et bornée du redoutablelibelliste,
mais la logique interne de son œuvre qui poussa Marivaux
à revenir au roman après les essais infructueux de sa jeunesse. En effet,

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le problème du monde extérieur est déjà impliqué par sa conception de l'amour et voilà pourquoi il se détourne dans les romans de l'analyse psychologique transmise par la bonne tradition romanesque pour confronterl'amour avec la réalité extérieure du temps.

C'est que, pour Marivaux, la société est un jeu deformes, et il pense qu'en vertu de sa structure même elle interdit tout sentiment sincère et contraint les hommes à se jouer la comédie. Dans sa comédie l'amour ne peut être qu'un jeu, parce que le grand amour «véritable» aboutit immanquablement à la catastrophe (cf. la condamnation expresse qu'a faite Marivaux de la passion): on ne peut pas concilier la passion avec la société parce qu'elle nous force à déposer le masque, comme l'a montré le romancier, p. ex. dans l'Histoire de la religieuse (= 9e-lle partie de la Vie de Marianne). Cette expérience est aussi illustrée par la propre histoire de Marianne: Marianne veut être sincère avec M. de Climal - et elle se trouve précipitée dans une catastrophe économique; elle veut démasquer Climal dans l'esprit du Père Laurent - et c'est elle, au contraire, qu'on regarde comme une fille perdue. Quand elle réussit enfin à persuader le prêtre de jeter un coup d'oeil derrière le masque de Climal, le Père n'a qu'une hâte: remettre le masque à sa place et interdire à Marianne de jamais plus y porter les yeux. L'amour du comte de Valvule pour Marianne suit une marche pareille: il tombe amoureux d'elle quand elle s'est «masquée», c.-à-d. quand elle porte les cadeaux galants de Climal; et au moment où, dans le couvent, elle montre à Valvule son vrai visage, c.-à-d. son esprit inestimable et son amour inébranlable, celui-ci perd - naturellement - tout intérêt pour la jeune fille et s'amourache d'une autre. C'est seulement quand Marianne recommence à jouer la comédie et à cacher ses sentiments qu'elle reconquiert son amant.

On pourrait analyser le Paysan Parvenu d'une façon très similaire: Jacob est justement un joueur en ce sens qu'il joue avec les masques des hommes qui l'entourent. Au lieu de vouloir pénétrer (comme Marianne) derrière le masque d'autrui, il le répare, aide ses comparses à le maintenir en place en leur contant exactement les sornettes qu'ils aiment s'entendre dire. La première aventure amoureuse qu'a Jacob à Paris, avec une femme de chambre de sa maîtresse, manque tourner mal, parce que la bonne fille finit par déposer le masque, s'étant sérieusement éprise de Jacob qui s'empresse alors de se retirer.

Cette conception pessimiste de la société comme jeu de masques nous
explique pourquoi Marivaux doit placer la description de la réalité au
centre de ses romans. C'est le premier romancier français chez qui le

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monde extérieur est devenu problématique pour l'individu, tandis qu'auparavantc'était l'individu qui se sentait problématique en lui-même. Marivauxa vu l'existence d'une antinomie entre l'apparence du monde et le sentiment intérieur qu'on en a, entre l'apparence et l'essence des objets. Voilà pourquoi la description de l'apparence, du monde extérieur, doit nécessairement précéder la connaissance de l'essence, de la vérité intime qui constituait son but primordial et définitif.

Ces mêmes soucis conditionnent justement l'activité journalistique assez peu connue de Marivaux. A l'instar d'Addison, il analyse dans le Spectateur français (et autres feuilles) la vie quotidienne des Français pour dévoiler les véritables mobiles sous la surface brillante4. Ainsi il décrit quelque part, magistralement, comment une femme au nez disgracié se crée, pour ainsi dire, un masque quand elle se regarde dans le miroir, masque qui cache la réalité physiologique :

«Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est; mais elle n'a garde de fixer son attention sur ce nez, avec qui, pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte. Ses yeux glissent seulement dessus, et c'est tout son visage à la fois, ce sont tous ses traits qu'elle regarde, et non pas ce nez infortuné qu'elle esquive, en l'enveloppant dans une vue générale.»

Ailleurs il révèle comment la conversation élégante et spirituelle des salons
recouvre une moquerie méchante et basses.

Faire entrer ces idées dans le roman et essayer de les y concrétiser à l'aide de descriptions d'une minutie inconnue jusqu'alors dans la représentationdu monde extérieur, cela ne fut rien de moins qu'une révolution dans le roman français, révolution qui dépasse largement l'époque de Marivaux. Aucun personnage n'est de condition trop basse, aucun objet trop commun, aucun événement trop insignifiant pour pouvoir être dépeint par Marivaux, car tous ces détails forment la clé qui peut seule le conduire au fond de la réalité, à la vérité psychologique derrière le masque.6 Les deux romans les plus importants de Marivaux, la Vie de



4: La journalistique comme révélation, comme dévoilement, et non pas comme information, voilà justement la définition des grands «journalistes» littéraires. Un de ceux qu'on connaît le moins, mais qui valent le plus est Rétif de la Bretonne dans ses Nuits de Paris dont le réalisme familier ne le cède guère à celui de Marivaux.

5: Cf. Deschamps: Marivaux (¡897).

6: Cf. le passage significatif de Pharsamon (cité par Rousset op. cit. 50 n. 8): «. . . ce ne sont point les choses qui font le mal d'un récit . . . une pomme n'est rien; des moineaux ne sont que des moineaux; mais chaque chose dans la petitesse de son sujet est susceptible de beautés ...» Esthétique toute moderne.

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Marianne et le Paysan parvenu, fourmillent de telles observations et de descriptions du monde extérieur. Citons un exemple particulièrement instructif du Paysan. Jacob, qui a perdu sa situation à la mort de son premier maître, fait son entrée dans un ménage petit-bourgeois qui se compose de deux vieilles filles bégueules. Le narrateur décrit ainsi sa première rencontre avec l'aînée des deux soeurs:

«L'autre soeur était dans son cabinet, qui, les deux mains sur les bras d'un fauteuil, s'y reposait de la fatigue d'un déjeuner qu'elle venait de faire, et en attendait la digestion en paix. Les débris du déjeuner étaient là sur une petite table; il avait été composé d'une demi-bouteille de vin de Bourgogne presque toute bue, de deux oeufs frais, et d'un petit pain au lait.»

Au lecteur moderne accoutumé aux excès du naturalisme, ces renseignements paraissent tout naturels et extrêmement significatifs. Mais le lecteur d'alors ne manquait pas de les trouver bas et dépourvus d'intérêt. Aussi bien voyons-nous Marivaux ajouter (par la bouche de Jacob), en guise d'excuse :

«Je crois que ce petit détail n'ennuiera point; il entre dans le portrait
de la personne dont je parle.»

Avec sa subtilité habituelle Marivaux pressentit ainsi le point litigieux de sa doctrine esthétique. Aujourd'hui encore, les critiques s'attachent, surtout, dans les romans aux analyses certainement subtiles de la psychologie amoureuse. Mais l'aspect véritablement original de son art romanesque, et qui montre le chemin de l'avenir, c'est la représentation nouvelle du monde extérieur comme un phénomène humainement significatif.

Il est vrai qu'on trouve des romans «réalistes» avant Marivaux. On a même pu écrire une histoire du roman réaliste au XVIIe siècle; mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit là d'un art réaliste tout différent, car le réalisme de Sorel, de Scarron, de Furetière, de Le Sage est toujours comique ou satirique et pour les lecteurs la description détaillée resta une marque infaillible du style burlesque, parfois à l'insu de l'auteur (cf. Boileau). Ces auteurs visaient à représenter la société pour ainsi dire en elle-même, détachée des problèmes psychologiques des hommes. En



6: Cf. le passage significatif de Pharsamon (cité par Rousset op. cit. 50 n. 8): «. . . ce ne sont point les choses qui font le mal d'un récit . . . une pomme n'est rien; des moineaux ne sont que des moineaux; mais chaque chose dans la petitesse de son sujet est susceptible de beautés ...» Esthétique toute moderne.

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d'autres termes, la réalité n'est pas encore devenue problématique pour eux, mais se présente comme un domaine qu'on peut explorer à l'égal d'un monde étranger, intéressant, certes, mais éloigné des véritables problèmes humains. Si ce réalisme social est toujours comique ou satirique,c'est donc qu'il est un simple «topos» de la littérature légère qui s'arrête à la surface des choses. Il est manifeste que la pratique du XVITTe siècle nous ramène à la conception antique du «réalisme», procédé technique qui appartient aux genres bas, à la littérature comique et divertissante. Sous ce rapport il n'est pas indifférent que, dans la grande Querelle, Marivaux se soit rangé parmi les Modernes les plus intransigeants: pour lui les littératures anciennes étaient des littératures primitives,dès longtemps dépassées! Ainsi son réalisme ne doit rien à Le Sage qui ne fit que perfectionner la vieille tradition satirique, basée sur la conception classique de la réalité sociale. Comme dans la plupart des autres domaines qu'il a touchés, Marivaux est ici original; son réalisme ne relève pas d'une tradition artistique, mais découle d'une nécessité créatrice personnelle7.

On mesurera mieux la hardiesse que l'entreprise de Marivaux devait comporter aux yeux des contemporains, si on en rapproche le passage fameux de la Nouvelle Héloïse (2e partie 17e lettre) dans lequel Rousseau fustige la comédie traditionnelle, établissant avec cette lucidité hallucinatoire qui est le propre de son génie un véritable programme d'un réalisme moderne :

«Quant à la comédie, il est certain qu'elle doit représenter au naturel les mœurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage ... Maintenant [par opposition au temps de Molière] on copie au théâtre les conversations d'une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n'y apprend rien des mœurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six mille âmes dont il n'est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis ; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la



7: Les premiers romans de Marivaux soulignent cet aspect de sa création romanesque, puisqu'ils s'inscrivent simplement dans la tradition burlesque. Cf. les remarques pertinentes de Rousset op. cit. 48.

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boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres,
et ils chercheront dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils
ne peuvent tirer de leur génie.»

Ce programme révolutionnaire, qu'est-ce d'autre que la définition
théorique de la pratique suivie par Marivaux dans des romans de 30 ans
antérieurs à Julie?

Ainsi la Vie de Marianne met en scène des artisans; nous vivons derrière le comptoir d'une marchande de dentelle et on nous égaie avec une longue dispute animée entre un cocher mécontent et la marchande un peu chiche7 bis. Nous venons de voir qu'une bonne partie du Paysan nous introduit dans un milieu petit-bourgeois et, ne l'oublions pas, après avoir grimpé l'escalier de service, nous sommes introduits dans le salon par la cuisinière. On ne saurait nier que Marivaux «nous apprend les mœurs des Français».

Mais en même temps le texte de Jean-Jacques nous permet de mesurer les bornes de ce réalisme précoce. Suivant les traces d'Aristote, Rousseau veut que la comédie «corrige les vices et les défauts du peuple» - mais où est cet élément moral dans les descriptions de Marivaux ? Elles ressemblent souvent à des sortes de photographies, hautes en couleurs, pleines de vérité pittoresque, mais apparemment sans autre but que d'enregistrer de façon finalement toute neutre le monde sensible.

Pour éclaircir ce point il ne serait pas sans intérêt de rapprocher la pratique de Rousseau lui-même de celle de Marivaux. Sans doute Rousseau est-il bien plus éloigné que son prédécesseur aristocratique de réaliser la lettre de sa propre théorie, la peinture de la vie du peuple, mais en revanche il en suit Xesprit. On peut effectivement regarder la Nouvelle Héloïse comme un essai pour donner à la vie bourgeoise (pour Rousseau = la vie du peuple) un système de valeurs de nature fondamentalement distincte de celle de l'aristocratie. Dans ses peintures il ambitionne ainsi de montrer ou d'établir le rapport entre l'apparence du monde et la réalité intérieure sans lequel tout réalisme aboutira nécessairement à un vain maniérisme.

On peut s'étonner que l'honnête homme élégant et raffiné que fut
Marivaux s'intéressât plus au peuple proprement dit que le petit Genevois



7 bis: Cette querelle de la ungere et du cocher choqua vivement les contemporains, justement parce qu'elle était trop vraie: «Rien n'est mieux rendu d'après nature, et d'un goût plus détestable que ce tableau.» (Raynal: Correspondance (1753), cit. par F. Deloffre: Marivaux et le marivaudage 0955), p. 225).

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qui ne réussit jamais à sortir de sa propre classe, la petite bourgeoisie, autrement qu'en théorie. L'accomplissement de cette partie de son programmedevait revenir à son élève, Rétif de la Bretonne, fils de paysans aisés. Cependant il y a une logique profonde dans ces différences de réalisme entre les deux romanciers. Rousseau était «engagé» (pour employer un terme moderne) dans la lutte existentielle de sa classe et travaillait à lui assurer une idéologie; partant de sa vérité intérieure, il employait celle-ci à prendre possession du monde extérieur et à le décrire. Par contre Marivaux regarde les choses du dehors, comme un spectateur amuséß. De ce point de vue élevé il pouvait passer en revue toutes les manifestations de la vie sociale, à tous les degrés de la hiérarchie, et il n'éprouvait aucune difficulté artistique à peindre le «peuple», égalé par son optique à la «bonne compagnie». En vertu de cette perspective il rejoint de façon surprenante les classiques méprisés et il aurait pu s'attribuer le mot de Térence: nil humani a me alienum puto.

Si, malgré des intentions originales, sinon géniales, le réalisme de Marivaux ne produisit pourtant pas une œuvre véritablement créatrice de nouvelles formes, la raison en est justement à chercher dans son caractère superficiel. Ainsi il soulève la vaste question d'esthétique de savoir quand un réalisme romanesque est véritablement fictif et pourquoi la description nue du monde extérieur n'a rien à voir en elle-même avec la constitution d'un univers fictif proprement significatif.

Dans les pages qui suivent, j'essaierai d'éclairer ces problèmes par un
exemple tiré du premier roman réaliste qu'écrivit Marivaux: la Voiture
embourbée.

En lui-même ce roman ne présente rien qui ait un intérêt particulier. Son action continue directement le roman héroïco-galant avec sa galerie de personnages distingués et sa suite de prouesses extraordinaires. Comme le premier essai de Marivaux dans le genre romanesque, Pharsamon ou les Folies romanesques (1712), la Voiture embourbée est une de ces parodies bien connues du roman traditionnel, que Marivaux cultivait d'ailleurs aussi sérieusement dans un ouvrage terminé en 1714 (l'année de la Voiture), sous le titre si caractéristique de Marivaux: Les Aventures de .. „oules Effets surprenants de la sympathie. Il en résulte qu'à ce momentlàMarivaux ne participa pas aux tentatives de l'avant-garde pour infléchirle roman dans une nouvelle direction, v. p. ex. la peinture élégante



8: Cf. le titre de sa première feuille. Rousset a fort bien dégagé cette attitude du guetteur chez Marivaux.

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des mœurs mondaines par Hamilton ou la verve comique de Le Sage dans les oeuvres d'inspiration espagnole. A cette époque Marivaux ne fait que suivre la tradition burlesque; il suit Scarron jusque dans les travestis de poèmes épiques, antiques ou modernes. Néanmoins la Voiture témoigne hautement des préoccupations qui poussaient Marivaux à transformer, de sa propre manière, indépendamment de toute influence étrangère, espagnole, anglaise ou classique, le roman traditionnel ennemi de la réalité en un nouvel instrument de connaissance, car si, auparavant, il avait joué complaisamment avec les procédés héroïques, il les exagère ici dans un déchaînement d'absurdités si fantastique qu'il s'est tout simplement coupé tout chemin de retour.

Il faut être Cervantes pour transformer la parodie burlesque de plaisanterie ou de négation en structure constructive et il n'est pas indifférent de signaler que ce fut seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que les romanciers anglais se rendirent compte des possibilités de la structure positive qui se cachait derrière les «burlas» cervantines. Très français, Marivaux se contenta d'attaquer la forme littéraire, et non pas l'idéologie sous-jacente. Ses romans burlesques amusent, mais n'instruisent pas.

De façon paradoxale ce n'en fut pas moins la Voiture qui fit faire à Marivaux la découverte d'une forme romanesque tout à fait personnelle et, dans son genre, révolutionnaire. Il est hautement caractéristique de la manière de Marivaux que cette découverte se soit faite comme por hasard, savoir dans un passage de la Voiture qui, à l'origine, était seulement destiné à fournir un petit cadre introductif à l'action principale, mais qui finit par devenir, sous la plume capricieuse de Marivaux, un petit roman à part. Selon des modèles connus Marivaux avait en effet imaginé de relever le caractère burlesque de son intrigue en l'insérant dans un cadre qui la présenterait comme un récit à tiroirs. Les narrateurs se relayant sans cesse, le style et l'atmosphère pourraient changer avec eux, le tout aboutissant à un pot-pourri amusant, naturellement avec l'intention secrète de persuader le lecteur que la diversité de la vie était inconciliable avec la constante exaltation du roman héroïco-galant. Pour amener une situation qui permette cette multiplicité de narrateurs, notre auteur se met à décrire un voyage en diligence de Paris à Nemours. Un beau soir la diligence s'embourbe dans la vase de la route, une des roues se rompt et les passagers sont réduits à tromper l'attente nocturne, qu'ils passent dans la misérable salle de cabaret d'un petit village voisin, à se raconter non les anecdotes accoutumées, mais une longue histoire suivie dans le récit de laquelle ils se relayent comme auteurs et narrateurs.

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Rien de plus banal que cette ressource si utilisée dans le vieux roman. Cependant il en résulta qu'une fois à l'œuvre, Marivaux se laissa entraîner par sa propre introduction, permettant au «cadre» de prendre des dimensions monstrueuses: 20 pages sur les 53 du roman proprement dit! Sans s'en douter probablement, Marivaux créa ainsi un petit chef-d'œuvre qui éclipse complètement le récit burlesque: c'est uniquement pour ses vingt premières pages que la Voiture embourbée mérite de retenir notre attention.

Ce qui arriva dans ces pages, ce fut qu'à cause du caractère même de cadre libre et non-engagé, Marivaux put s'y livrer librement à cette description de la vie ordinaire que demandait certainement sa pensée, mais qu'empêchaient les interdits esthétiques et sentimentaux de l'époque. Dans l'introduction de la Voiture rien n'est en jeu, ni la renommée, ni le système artistique, et voilà pourquoi il peut s'y abandonner aux mouvements de son cœur. Plus tard Marivaux sera plus ambitieux, voulant donner à ses observations une perspective plus large, mais la base de son système postérieur est au fond que dans la Voiture il découvre le charme et la valeur de la description non-problématique de ¡a réalité. Paradoxalement aucun des auteurs qui travaillaient consciemment à exprimer dans le roman la réalité extérieure ne pénétra si avant vers une solution esthétiquement valable que Marivaux qui ne se préoccupait alors nullement du problème théorique. On constate p. ex. qu'au XVIIIe siècle même le roman psychologique, par ailleurs d'une constitution figée, se met de plus en plus à représenter les difficultés de l'amour comme provenant de la société (et non de l'individu), mais que malgré la nouvelle conception de l'amour il ne réussit pas à représenter artistiquement ces difficultés, si ce n'est avec les vieilles formules triviales. Dans le petit roman analytique charmant de Mme de Genlis, Mademoiselle de Clermon t9, p. ex., la contrainte que la société oppose àla consécration de la passion est réduite à la banalité de la «raison d'Etat».

Dans la Voiture Marivaux échappe heureusement à de tels problèmes psychologiques et analytiques, car, de par sa nature, le cadre du récit est évidemment «non-problématique»: il n'y a aucun conflit entre ses personnageset la seule tâche du narrateur y est d'exposer dans une succession régulière ce qui arriva ensuite; pour Marivaux tous les objets du cadre existent modestement comme des éléments descriptifs neutres. Fort souvent des auteurs de mémoires ou de lettres - ou des journalistes, comme il le



9: Paru en 1802, mais d'esprit et de forme tout ancien régime.

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sera lui-même à partir du Spectateur français (1722-23) - avaient pareillementraconté de façon réaliste de petits événements quotidiens, mais la grande nouveauté de la Voiture est de rendre cette description de la réalité^zci/ve (c.-à-d. représentée comme portant en elle-même sa signification,sans égard à la valeur historique de l'auteur ou des personnages), sans qu'elle y perde rien de son caractère de réalité. Voilà ce qu'on n'avait jamais imaginé auparavant, car quel intérêt y aurait-il à décrire un accidenttrivial de diligence, à moins que celui-ci ne puisse fournir l'occasion d'une histoire d'amour passionnante, d'une reconnaissance surprenante, etc.

Cette présentation nous amène au fond du problème théorique que pose selon moi de façon exemplaire la petite introduction de la Voiture: quel est le sens artistique d'un tel réalisme ou, pour employer des termes plus exacts, en quel sens peut-on dire qu'une telle description de la réalité a une existence fictive?

Je donnerai d'abord un exemple pour en montrer la profondeur et la minutie. Dans le misérable cabaret il n'y a presque pas de nourriture; pour chercher des renforts, les compagnons de voyage délèguent une députation à la seule personne du village qui puisse avoir une réserve honnêtement garnie: le curé du lieu!

«Nos deux députés surprirent la gouvernante de monsieur le curé, qui, dans sa cuisine, frottait son pain d'une grande couenne de lard qu'elle tenait entre ses mains. C'était une fille d'environ soixante ans ... à droite elle avait un escabeau qui lui servait de table, où elle mettait son lard et son pain, quand elle avait mordu une bouchée de l'un et de l'autre; à gauche était un banc d'environ trois pieds, chargé de l'attirail de son humble toilette : attirail composé de deux gros peignes, dont l'antiquité et les cheveux avaient entièrement changé la couleur jaune en noir.»

Ce petit tableau précis du souper d'une vieille gouvernante aurait presque pu être écrit par un Flaubert ou une George Sand, mais guère par aucun autre romancier sérieux du XVIIIe siècle. Un seul passage garde la trace de la peinture élégante de salon: «chargé de l'attirail de son humble toilette»lo. Le mot de «humble» ne renferme aucune nuance de pitié sentimentale (comme il l'aurait fait chez George Sand); l'épithète fait seulement partie de la périphrase qui doit jeter comme un voile



10: Notez aussi le rythme fâcheux du passage qui forme presque un alexandrin!

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d'abstraction sur les réalités plates. L'originalité qui marque par ailleurs le style de notre texte est justement liée au refus d'employer cette figure que les littérateurs du XVIIIe siècle (Marivaux inclus !) développèrent en un véritable principe de narration et qui devenait l'obstacle stylistique le plus sérieux à un vrai réalisme. Le texte cité emploie partout le mot propre, précisant la nature exacte de la nourriture, du lieu et de la manière.

Il importe de souligner que le réalisme dont il s'agit ici est un réalisme d'auteur, c.-à-d. une description faite par l'auteur lui-même et non par un personnage, comme c'est le cas p. ex. pour les descriptions du roman picaresque. Il est vrai qu'ici encore nous trouvons un narrateur intercalé pour la forme entre l'auteur et les objets (technique dont Marivaux use dans tous ses romans), mais le procédé reste purement formel, car il ressort de ce qui suit que le narrateur n'aurait pas pu faire ces observations lui-même, puisque la gouvernante se trouvait alors à l'intérieur de la maison, derrière une porte bien fermée à clé ! Ce trait revêt une importance particulière parce que le réalisme personnel (du narrateur) n'admet qu'une perspective fort limitée par sa base même ; la réalité n'est pas vue comme un phénomène significatif en lui-même, mais comme des éléments dont la présence est seulement justifiée par l'importance qu'ils ont pour le personnage narrateur: la réalité devient une fonction de la perspective envisagée. Toutes les descriptions de la société que nous trouvons dans le roman picaresque fondent ainsi leur existence fictive sur leur capacité d'entraîner des modifications dans le sort du personnage principal (ainsi encore dans Tom Jones) ; toutes détaillées qu'elles sont, la réalité qu'elles représentent reste celle d'un personnage: Vauteur a décliné, pour ainsi dire, la responsabilité de la description. Voilà la seule manière dont les romanciers français du XVIIIe siècle réussissent à envisager le problème de la réalité ; faisant à l'avance toutes les réserves possibles sur les conséquences qu'un lecteur pourrait tirer du monde représenté, ils suggéraient seulement des possibilités, des interprétations, non des réalités.

Dans cette perspective, les expériences de Marivaux prennent une valeur exemplaire. Il ressentit obscurément l'insuffisance des procédés traditionnels, sans échapper à cette sorte de recul non moins instinctif que l'attitude du temps imposait en face du monde des choses.

En effet, la description de Marivaux est proprement gratuite, sans but idéologique. Elle n'aspire pas à révéler un système vital derrière la réalité représentée, mais fonde toute son existence sur le seul fait d'être représentationréaliste. Elle n'est liée ni aux caractères des personnages ni à

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une certaine philosophie sociale; les objets réels sont et il suffit à l'artiste de les avoir observés: l'art n'est-il pas l'imitation de la nature? Ainsi nous comprenons pourquoi le Marivaux des œuvres romanesques postérieures fait toujours de son narrateur-personnage principal un narrateur-spectateur,au lieu d'un narrateur subjectivement engagé qui raconte tout en étant pris par ses propres aventures. Ainsi le spectateur engagé devient Y alibi de l'auteur, tout comme nous l'avons noté pour le roman picaresque.Si l'introduction de la Voiture montre exemplairement le problèmestructural du réalisme, la raison en est justement que l'élément personnel y est éliminé: l'auteur n'a plus l'excuse toute trouvée du spectateur.

Or, indépendamment de l'école esthétique, la critique qu'on adresse le plus souvent aux descriptions d'un romancier est qu'elles sont «insignifiantes», c.-à-d. sans fonction dans l'ensemble de la structure. Ainsi Boileau trouva absurdes les batailles, les intrigues et les conversations sempiternelles du roman héroïco-galant, parce que sans importance pour l'intrigue principale qu'elles retardaient inutilement. Dans la Voiture il n'y a pas même une intrigue principale à laquelle la description puisse se rapporter; s'il y a une sorte d'action, il n'y a certainement pas d'intrigue. Par conséquent, quand nous soutenons que les descriptions y sont insignifiantes, «gratuites», nous voulons dire qu'elles le sont «en ellesmêmes». Or le fait même de poser le problème de cette manière nous fait comprendre qu'en fin de compte, ce qui ôte la signification à la description romanesque n'est pas l'absence d'un rapport au contexte. En réalité ce critère est emprunté - comme tant d'autres des notions-outils de l'analyse littéraire - à la critique théâtrale, ce qui éclaire singulièrement les anathèmes du législateur du Parnasse. Il devait trouver les descriptions héroïques (celles d'Homère non exceptées) «superflues», parce qu'au théâtre il fallait que toute «description», c.-à-d. la représentation d'un milieu (et similaires), fonctionne comme une préparation (expositio) de l'intrigue et que tout détail s'enchaîne à l'action suivantell.

Cependant de tout autres lois valent pour la description romanesque. Les romans classiques ne se conformaient d'ailleurs pas non plus à une idée aussi étroite de la cohésion de l'action (et de là la critique de Boileau), et il est manifeste qu'il faut évaluer les descriptions du roman héroïcogalantd'après un autre critère que leur capacité de faire progresser



11: V. à ce sujet toute la discussion classique sur l'intrigue secondaire dans la tragédie, ou encore celle qui roulait sur les «digressions» dans le roman, p. ex. dans la Princesse de Clèves.

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l'intrigue. Le point de vue fondamental duquel il faut envisager la plupart des descriptions romanesques s'appelle le système de valeurs impliqué par Vœuvre. Une description du monde extérieur peut évidemment servir à beaucoup de buts concrets: créer un espace, une atmosphère, un caractère, etc., mais pour qu'on puisse la sentir comme nécessaire, donc structuralement liée aux autres éléments (p. ex. l'action) et douée d'un sens spécifique, il faut qu'elle soit fondée sur le système de valeurs qu'elle contribue en même temps à constituer.

Si nous analysons la Voiture dans cet esprit, nous comprendrons, je pense, pourquoi l'introduction respire un réalisme gratuit, basé sur des descriptions «en l'air», toutes vivantes, sensibles et stylistiquement brillantes qu'elles sont. 11 manque simplement à ce réalisme une des dimensions essentielles de la fiction. 11 prétend être de l'art et faire partie d'une œuvre fictive, mais il est en réalité une sorte de reportage. La raison en est que la description n'est jamais fondée sur un système de valeurs. Celui qui lit les peintures pittoresques de Marivaux est fort bien capable de voir la petite scène vivante; il ne doute certainement pas de son existence, mais il n'a aucun moyen de savoir pourquoi ces objets existent: leur existence est-elle un mal ou un bien ou ni l'un ni l'autre; les détails relevés ont-ils une importance spécifique par rapport au nombre infini d'objets que la description ne mentionne pas, etc. ? De tout cela l'auteur ne dit rigoureusement rien, ce qui revient à dire que le lecteur manque de moyem pour entrer en rapport avec le monde représenté. En effet, pour établir cette liaison il ne suffit pas d'accumuler des détails corrects et observés avec précision; pour que ceux-ci existent «véritablement», c.-à-d. pour qu'on leur reconnaisse l'existence fictive, il faut qu'ils impliquent, comme les objets du monde réel du lecteur lui-même, une mesure des valeurs propre à l'univers fictif. Sinon, le lecteur sera obligé de leur appliquer la même mesure qu'il emploie pour les objets observés dans son propre monde réel. En fin de compte il en résultera que les objets fictifs auront le même état ontologique que les objets réellement observés. En d'autres termes ceci nous ramène au reportage que l'on définit justement de nos jours comme l'art de reproduire une réalité vécue sans que la description implique de jugements de valeur.

Si nous demandons, p. ex., pourquoi nous devons savoir que les peignes de la gouvernante étaient noirs à force de servir, on pourra seulement répondre que, si on le dit, c'est qu'ils étaient effectivement noirs! On pourrait peut-être nous répliquer que ce détail contribue pourtant à créer le petit portrait magistral de la vieille fille chiche et aigre. Cependant cela n'est vrai que sur le plan physique; sur le plan humain le portrait

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ne se fait pas, parce que nous n'apprenons jamais comment nous devons juger la vieille fille. Nous la regardons du même œil que nous regardons une pierre réelle ou une personne inconnue sur la route: isolément, sans rapport au monde qui les entoure. Nous avons justement signalé que le «humble» périphrastique ne devait pas marquer la sympathie, mais il n'y a pas non plus d'indice qui permette de la regarder comme antipathique:constamment amusant, esquissé de main de maître, le portrait reste humainement neutre.

La majeure partie de l'introduction est occupée par le dialogue, procédé cher à Marivaux. Néanmoins les observations que nous venons de faire sur les descriptions valent aussi pour le dialogue: du point de vue de la forme un réalisme extraordinaire, des propos concrets et vivants, mais sans véritables attaches fictives, parce que de valeur neutre et comme séparés du lecteur. Ainsi la description que Marivaux nous donne du festin du curé n'est ni idyllique, ni idéalisante, ni satirique, ni pathétique; elle est divertissante, signalant dans une variation continuelle des traits toujours nouveaux, tous empruntés aux aspects les plus communs de la vie quotidienne, mais que la force persuasive du style nous fait voir et goûter. Voyez par exemple comment se termine la scène chez le curé. Jacot, jeune morveux du village qui sert de guide aux députés, assure le prêtre que ses hôtes nocturnes ne sont pas dangereux:

«... j'en suis aussi sûr que je suis sûr d'avoir vu ce matin le renard
qui emportait une de vos poules dans votre verger; je lui ai jeté des
pierres, mais il était bien loin.»

Arrivé à ce point, le dialogue s'écarte brusquement du sujet principal (nourriture pour les voyageurs), car il est suivi d'une discussion animée entre le curé et la gouvernante au sujet du vol du renard. La dispute se termine par une nouvelle accusation faite par la gouvernante contre Jacot qui aurait jeté des pierres sur le toit du curé. Celui-ci se défend :

«Vous en avez menti, respect Monsieur le Curé, dit Jacot, c'est votre
petit-neveu qui avait cassé une de vos vitres, et vous me battîtes à
sa place.»

A tout prendre, un petit dialogue qui est comme découpé dans la réalité quotidienne et qui prépare le chef-d'œuvre de Marivaux dans ce genre: la querelle entre Mme Dutour et le cocher dans la seconde partie de Marianne. Mais il est entièrement gratuit et laisse le lecteur tout désorienté: qui est le méchant, qui est le héros? - on ne le sait pas, ce qui n'empêche pas qu'on s'amuse franchement du dialogue, de la même manière qu'un étranger peut s'amuser d'une situation dans laquelle il y

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va de la vie ou de la mort pour les indigènes. C'est que l'étranger est aussi
étranger au système de valeurs que les personnes engagées dans la situation
suivent et expriment.

Ce caractère essentiellement fortuit qui empreint la description réaliste de la Voiture perce aussi dans la manière même dont le dialogue et la description progressent par secousses, en petites étapes; sans transition nous passons de l'une à l'autre, sans autre liaison que celle fournie par l'ordre brut de succession (cf. les changements de scènes souvent fort abrupts dans les comédies). Nous pouvons définir le mouvement ainsi: du point de vue de la réalité du lecteur l'ordre de succession est nécessaire (les choses se sont effectivement passées ainsi), mais du point de vue structural l'ordre est contingent (dépourvu de sens en tant qu'ordre).

A ce propos je ne peux pas résister au plaisir de citer la caractéristique magistrale que Georges Poulet a donnée de la dimension temporelle dans l'œuvre de Marivaux, caractéristique qui éclaire singulièrement les problèmes qui nous ont occupés ici. En effet, Poulet montre comment la durée se dissout en successivité pure, conception qui s'inscrit pour nous dans un processus général d'aliénation qui détériore le sentiment de la réalité matérielle, composée d'objets sans valeur affective.

«Temps qui risque de rester perpétuellement celui de la successivité pure, car entre les événements qui s'y passent, aucun lien ne se découvre, et l'on se perd alors dans un mouvement infini où, en fin de compte, plus rien ne survit qu'une sorte de souvenir vaporeux de tout ce qui s'y est passé. Et c'est là la sorte de temps le long duquel les romans de Marivaux finissent par s'évaporer.»l2

Terminons en précisant que les analyses qui précèdent sont loin d'épuiser les problèmes posés par la Voiture ou, à plus forte raison, par les grands romans de Marivaux. Ainsi la Voiture aurait pu nous donner l'occasion de discuter un autre problème capital de la théorie romanesque : le rapport entre la vie sensible d'une description et son existence fictive : qu'est-ce qui rend les objets représentés «vivants»? Il serait trop long d'aborder ici cette question intéressante, mais le seul fait que la Voiture embourbée nous oblige à la poser est un témoignage vigoureux de la force vitale que possède ce texte oublié. Le cadre de la Voiture jette un fier défi aux recherches structurales sur le roman.

Morten Nojgaard

ODENSE



12: Poulet op. cit. 32.