Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

Ogier le Danois

PAR

KNUD TOGEBY

A la Bibliothèque Nationale de Turin se trouve une magnifique édition incunable (XV, V, 183) du Roman d'Ogier le Danois en prose, imprimée chez Anthoine Verard, à Paris, vers 1498, et exécutée pour le roi Louis XII (1498-1515), à qui le livre est dédié. Une première miniature montre l'auteur présentant son livre au roi, et une belle miniature coloriée illustre l'action de chacun des 57 chapitres.

La Société danoise de langue et littérature (Det Danske Sprog- og Litteraturselskab) a eu la bonne idée de publier cet ouvrage en fac-similé, et m'a demandé d'écrire une préface. Mais au lieu d'écrire une courte introduction, je me suis décidé à rédiger une étude sur Ogier le Danois dans les littératures europénnes à travers les temps, ce qui, curieusement, n'a pas encore été fait. C'est de cette étude que je voudrais présenter ici les grandes lignes.

Ce sera un très grand travail, car Ogier, fidèle à sa légende de longévité et de retours constants, a eu une vie très longue dans la littérature européenne, où il réapparaît encore de temps en temps, ainsi l'année dernière, dans un roman d'Aragon: «La Mise à mort».

Il peut y avoir des raisons nationales pour faire un tel travail, mais aussi des raisons littéraires : le thème d'Ogier le Danois donne comme un résumé de toute l'ancienne littérature française et de ses contacts avec les autres littératures médiévales. Il nous introduit en pleine discussion entre théorie traditionaliste et théorie individualiste sur l'origine des chansons de geste. Ogier le Danois n'apparaît pas seulement dans la geste de Charlemagne, mais également dans celle des vassaux révoltés. Son histoire est le meilleur exemple de continuation ou cyclisation. Elle a été mêlée d'une façon curieuse avec les romans bretons. Et elle a été racontée d'abord en décasyllabes, ensuite en alexandrins, enfin en prose.

Je n'apporterai probablement pas grand-chose de nouveau. L'objet de cette étude est de passer en revue toutes les apparitions littéraires d'Ogier, de rassembler tout ce qui a été dit sur lui dans les œuvres littéraires et les ouvrages critiques. Je procéderai selon la simple chronologie, mais je

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tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'une étude historique de la légende d'Ogier, mais d'une étude littéraire du personnage d'Ogier dans les littératureseuropéennes à travers les âges; je commencerai par conséquent par la première œuvre littéraire où il apparaît, la Chanson de Roland.

Dans la Chanson de Roland (vers 1060), Ogier n'est pas un des douze pairs qui, dans l'arrière-garde, sont tués à Roncevaux, et bien qu'il soit nommé chef de l'avant-garde il joue un rôle effacé dans la première partie du poème. Par contre, après Roncevaux, lorsque Charlemagne prépare la bataille contre Baligant, Ogier apparaît comme le chef du troisième corps d'armée, composé de Bavarois, et il joue un rôle décisif dans cette bataille, au cours de laquelle il abat le porte-drapeau de Baligant. Deux laisses lui sont entièrement consacrées.

Le nom d'Ogier, assez courant du VTlTcau Xle siècle, a été porté par plusieurs personnages historiques. On a surtout voulu identifier Ogier avec un Autcharius, qui était un grand personnage sous Pépin le Bref, et qui, après la mort de Carloman et l'avènement de Charlemagne, s'enfuit avec la veuve de Carloman et ses deux enfants et se réfugia auprès du roi Didier de Lombardie, deux données qui cadrent mal avec l'action de la Chanson de Roland, où Ogier apparaît comme un baron fidèle de Charlemagne, et qui n'expliquent pas son surnom.

Barrois, qui a publié la Chevalerie Ogier en 1842, voulait interpréter le surnom «le Danois» comme «l'Ardennois», en s'appuyant sur la variante d'un seul vers, dans un seul manuscrit. Rita Lejeune y a vu un adjectif signifiant «le barbare», en se basant sur la juxtaposition du vers 3033: Li quens Oger li Daneis, li puinneres, théorie qui se trouve affaiblie par le fait que le héros est appelé à plusieurs reprises Oger de Danemarche. Récemment, Niels Lukman (dans Kulturhistorisk Leksikon for Nordisk Middelalder) a donné une ingénieuse explication du surnom énigmatique. Le modèle historique du personnage serait Audacar, chef de l'armée de Charlemagne en Bavière, qui luttait en 788 contre les Avares de Hongrie. Comme la Hongrie faisait partie de la Dacia, il aurait eu le surnom de «de Dacia», et le nom de ce pays aurait été confondu avec celui du Danemark, confusion courante à partir du Xle siècle.

La date de la Chanson de Roland est importante. Si on la fixe vers 1060, comme l'a proposé Albert Pauphilet, on peut constater que l'œuvre littéraire précède la légende d'Ogier, dont elle doit être la source. Mais si l'on considère que la Chanson de Roland date plutôt d'environ 1100, il faut reconnaître qu'elle est postérieure aux premiers textes légendaires. Quoi qu'il en soit, il est frappant que, depuis la fin du Xle siècle jusque

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vers 1200, Ogier le Danois apparaît dans tous les textes comme un preux
fidèle de Charlemagne, tel qu'il a été créé dans la Chanson de Roland.

Le premier résultat de la renommée littéraire de la Chanson de Roland a été la Conversio Othgerii mi litis (vers 1080) qui raconte comment Othgerius, le meilleur chevalier de Charlemagne, se retire dans le monastère de Saint-Faron, à Meaux, avec son compagnon d'armes Benedictus. Il est mentionné comme praeliator fortis et pugnator, ce qui a tout l'air d'être une citation du vers 3033 de la Chanson de Roland. Si Ogier a été ainsi attaché à Meaux, c'est peut-être par une confusion avec un Rotgarius, qui s'y était réellement retiré à l'époque de Charlemagne.

La Nota Emilianense (vers 1080), découverte en 1953 par Dámaso Alonso, raconte, dans un latin corrompu, l'histoire de Roncevaux. Ogier y apparaît comme Oggero spata curta, surnom qu'il doit à son épée qui s'appelle Courte, Courtain. Ce nom ne se trouve pas dans le manuscrit d'Oxford, mais seulement dans d'autres versions de la Chanson de Roland, postérieures à la Nota. Si le latin de la note est corrompu, le contenu l'est aussi, puisque les personnages de la geste de Guillaume y sont mêlés aux pairs de Charlemagne, p. ex. Ghigelmo alcorbitanas.

Il en est de même d'un faux diplôme de Saint-Yrieix (après 1090) où il
est question de Otgerio palatino ac Guillelmo Curbinaso.

Ces deux textes énigmatiques pourraient à la rigueur se comprendre s'ils étaient postérieurs au Pèlerinage de Charlemagne (vers 1150), où, pour obtenir un effet parodique, l'auteur mélange ainsi les personnages des deux gestes. Comme les autres pairs, Ogier raconte, dans le palais de Constantinople, un «gab» : il veut briser le pilier central du palais royal et faire tomber l'édifice.

Le jeu d'échecs, introduit en Europe dans la deuxième moitié du Xle siècle, est déjà mentionné dans la Chanson de Roland (v. 112). Il donne vite naissance à l'anecdote du joueur qui en tue un autre avec une pièce ou avec l'échiquier. La première fois qu'on la rencontre, cette anecdote est mise en rapport avec Ogier. Metellus de Tegernsee parle dans ses Quirinalia (vers 1160) de la fondation de son monastère en Bavière, près de Salzbourg, et raconte que l'un des fondateurs, Otcarius, a un fils qui, au cours d'une partie d'échecs avec le fils du roi, est tué par celui-ci, qui le frappe du rochus, c'est-à-dire la tour (cp. roquer, rocade). Si Metellus identifie cet Otcarius avec Ogier: quem gens illa canens prisca uocat nunc Osigerium, c'est probablement parce que ce dernier, dans la Chanson de Roland, est le chef des Bavarois.

Dans une série de textes, au cours du XIIo siècle, les poètes se servent

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d'Ogier pour mettre en relief d'autres héros, surtout Roland. Il est donc nettement un personnage de second plan. Dans le Pseudo-Turpin (vers 1150), Roland l'emporte sur le géant Ferracutus, qui est si fort qu'il a pu faire Ogier prisonnier en le portant sous le bras comme une brebis. Dans Aymeri de Narbonne (vers 1170), Ogier est un des barons qui n'osent pas attaquer Narbonne, ce qu'Aymeri a seul le courage de faire. Dans Girart de Vienne (vers 1180), Ogier est vaincu par Olivier, ce qui prépare le duel entre Roland et Olivier, qui sera d'ailleurs interrompu par l'intervention d'un ange. Enfin, dans Aspremont (1188), Ogier a plusieurs duels avec Aumont, qu'il ne peut vaincre, exploit réservé à Roland, dont le poème raconte les enfances.

Vers 1180, on bâtit à Meaux. en s'inspirant de la Conversio Othgerii militis, un énorme mausolée pour Ogier et Benoît, qui y étaient représentés par deux gisants, mesurant 2,20 mètres. De ce mausolée, qui a malheureusement été détruit au XVIIIe siècle, il ne nous reste que la tête d'Ogier, mais nous le connaissons par la description qu'en donne Montaigne dans son Journal de Voyage, et surtout par le dessin qu'en a fait exécuter Mabillon au XVIIe siècle. A côté des gisants, il y avait les statues de Roland, d'Olivier et d'Aude, et une inscription latine citant le texte de Girart de Vienne, où nous entendons Olivier donner sa sœur à Roland.

Alexandre Neckam (vers 1185) fait allusion au mausolée de Meaux et raconte à ce propos une anecdote sur Ogier moine, imitée du Moniage Guillaume: Ogier est moine à Saint-Faron lorsque les Sarrazins envahissent la France, et c'est seulement après avoir retrouvé son cheval que le vieux héros peut partir en guerre et remporter la victoire pour le roi Louis.

Le texte des Enfances Ogier (vers 1195) a disparu, et nous ne le connaissons que sous la forme qu'il a comme première branche de la Chevalerie d'Ogier (1200), mais il a dû exister avant la fin du siècle, puisque le troubadour Guilhem de Bergadan parle d'Augiers et de Carauel. Ce dernier a pour modèle historique le vieux et magnanime chef arabe Caracos, dont les Français avaient fait la connaissance au cours de la croisade dont Philippe-Auguste revint à Noël 1191.

Le Chronicon Sancii Martini Coloniensis (vers 1200) est le texte le plus énigmatique d'un point de vue danois. Ogier y apparaît comme le restaurateur du monastère sous le nom de Olgerum Daniae, ce qui a été pris par P. G. Thorsen, dans une communication à l'Académie royale de sciences et des lettres (1865), comme la preuve de l'existence d'un personnage historique danois, la forme avec / étant exclusivement danoise, bien qu'on ne la trouve, par ailleurs, qu' à partir de la fin du XVe siècle.

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Renaut de Montauban, ou les Quatre Fils Aymon (vers 1200), fait pour ainsi dire le pont entre les Enfances Ogier et la Chevalerie d'Ogier. Ce chef-d'œuvre parmi les chansons des vassaux révoltés fait allusion aux Enfances Ogier et nous montre pour la première fois un Ogier s'approchant des vassaux révoltés. Ogier est en effet le cousin de Renaut et de ses trois frères, ce qui nous vaut une belle histoire qui est une sorte de tragédie cornélienne: Ogier est partagé entre ses deux devoirs, sa fidélité à Charlemagne et sa fidélité à sa famille. Le point culminant du poème est un duel entre Renaut et Roland, interrompu par un ange.

La Chevalerie d'Ogier de Danemarche (vers 1200) a été attribuée à Raimbert de Paris, mais ce nom n'apparaît que dans les manuscrits les plus récents. Niels Lukman (dans Kulturhistorisk Leksikon for Nordisk Middelalder) a proposé la date de 1200-1201, parce que la colère de Charlemagne, qui jette Ogier en prison pour sept ans, refléterait la colère de Philippe-Auguste, qui, au lendemain de son mariage avec Ingeborg de Danemark (14 août 1193), la mit en prison et l'y maintint pendant sept ans. Il la reconnut à nouveau en 1200, pour faire lever l'interdit du pape, et pour renouer une alliance avec le Danemark contre l'Angleterre, de même que Charlemagne élargit Ogier pour qu'il puisse défendre la France.

La première partie de la Chevalerie d'Ogier, les Enfances Ogier (y. 1-3100), dont le titre se lit au vers 3103, peut être considérée comme une chanson indépendante, à laquelle le reste du texte s'ajoute comme une continuation. Elle raconte, comme toutes les enfances, l'origine du héros, et explique par là son surnom, qui a été une énigme pour les contemporains aussi: il a été envoyé chez Charlemagne comme otage par son père Gaufroi. Elle nous renseigne également sur l'origine de son épée Courtain et de son cheval Broiefort. Enfermé à Saint-Omer, Ogier est élargi pour suivre Charlemagne en Italie, où il rencontre en duel Karaeu. Fait prisonnier par trahison, il est consolé par Gloriande et l'emporte sur Brunamont.

Avec la branche suivante, la Partie d'échecs (v. 3101-3472), commence la Chevalerie d'Ogier proprement dite, ce qui ressort du fait que cette petite branche débute et finit par un résumé de tout ce qui va suivre. C'est le fils d'Ogier, Baudouinet, qui est tué par le fils de Charlemagne, Chariot, au cours d'une partie d'échecs.

Dans la Guerre de Lombardie (v. 3473-5864), Ogier se révolte contre
Charlemagne et s'enfuit chez le roi Didier de Lombardie. C'est ici, et ici
seulement, que l'historique Autcharius est le modèle de notre héros.

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Après une grande bataille, Ogier s'enfuit à Castel-Fort (y. 5865-9551) en suivant une route dont il décrit les localités avec une précision étonnante. Joseph Bédier a montré que cette route coïncide avec celle des pèlerins qui se rendaient de France à Rome, mais elle était aussi connue des soldats de Philippe-Auguste, qui venaient de la parcourir en sens inverse en rentrant de la troisième croisade. Castel-Fort est situé sur un fleuve qui s'appelle Rosne, et que Aebischer a pu identifier avec la Ruosina qui coule au nord de Pise. Au début, Ogier est accompagné d'un grand nombre de chevaliers, entre autres Benoît, avec qui il sera enterré à Meaux, mais il finit par rester seul. Il donne le change à Charlemagne, qui l'assiège, en plaçant sur les murs des poupées en bois. Après une nouvelle fuite, il est fait prisonnier par Turpin et enfermé dans la Porte Cercle (= Carceris) à Reims.

Dans la dernière partie de la Chevalerie d'Ogier. la Guerre des Saxons (v. 9552-12.346), Ogier est mis en liberté, après sept ans de prison, pour combattre Brahier et ses Saxons qui envahissent le pays. Mais avant de le faire, Ogier demande la mort de Chariot, ce que Charlemagne doit accepter, mais qu'empêche l'intervention d'un ange. Enfin, Ogier est enterré à Meaux, avec Benoît.

La Chevalerie d'Ogier a été l'objet de jugements littéraires fort variés. Barrois parle des «proportions gigantesques d'une mâle épopée». Pour Léon Gautier, au lendemain de la guerre de 1870, Ogier est «plus barbare, plus profondément germain que la plupart de nos autres héros ... un géant qui ... tue, tue, tue ...» Bédier se contente de mentionner notre chanson comme un «renouvellement, fort beau d'ailleurs». R. L. Curtius l'a très sévèrement jugé comme une sorte de littérature jaune dans le genre des romans policiers américains, le produit d'un art commercial au goût brutal et à la technique grossière. Pour Pierre le Gentil, il s'agit d'un «chef-d'œuvre manqué», où la démesure est mise au service de Dieu, comme dans la Chanson de Roland, et où Ogier représente la barbarie des vikings danois. Alfred Adler, lui, fait remarquer que les Bretons y sont tout aussi raillés que les Danois, et que le thème de la chanson est plutôt celui de la solitude, de l'isolement du héros.

Quand on parle de la Chevalerie d'Ogier, il faut avant tout y distinguer deux poèmes différents: les Enfances et la Chevalerie proprement dite. Les Enfances appartiennent à la geste de Charlemagne ; c'est une œuvre de décadence, mais qui contient deux innovations qui en ont assuré le succès : l'introduction d'un païen courtois, Karaeu, et celle d'une Sarrazine qui fait la cour à un chevalier chrétien, Gloriande.

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La Chevalerie d'Ogier proprement dite appartient à la geste des vassaux révoltés, et Ton n'y trouve plus de courtoisie ni d'amour. Ce texte représente par excellence le genre de la continuation, qui a connu un si grand succès au XIIIe siècle (Graal, Rose), en reprenant, malgré les différences, le schéma fondamental des Enfances: Ogier à la fois ennemi et vassal de Charlemagne, opposition entre Ogier et Chariot. La sauvagerie d'Ogier ne diffère pas tellement de celle de Renaut de Montauban ou de Girbert de Metz, et elle est constamment nuancée par l'humour, comme dans les bons «Westerns». Enfin, il faut souligner que la Chevalerie est une œuvre très littéraire. Son auteur a eu à sa disposition une bibliothèque presque complète des chansons de geste, auxquelles il a emprunté ses thèmes: la Chanson de Roland, Aspremont, le Couronnement Louis, le Moniage Guillaume, Girart de Vienne, Renaut de Montauban, Girbert de Metz.

La Chevalerie a eu, à son tour, des suites, mais son influence ne s'est pas fait sentir par ailleurs. Après la Chevalerie, de même qu'avant, on rencontre un Ogier qui est un baron fidèle de Charlemagne, comme dans la Chanson de Roland et comme dans les Enfances. De même qu'Ogier le révolté est solitaire dans la Chevalerie, il l'est dans la littérature. Contrairement à ce que dit Bédier, il n'y a pas de légende d'Ogier le révolté. Abstraction faite de Huon de Bordeaux, il n'apparaît que dans la Chevalerie.

Huon de Bordeaux (vers 1220) est en effet la seule chanson à connaître la Chevalerie, dont elle donne un résumé. Elle fait le pont entre la Chevalerie et ses continuations, comme Renaut de Montauban le fait entre les Enfances et la Chevalerie. Son action orientale (Babylone) et féerique (Auberon) servira de modèle au Roman d'Ogier.

Mais entre-temps, ce sont les Enfances Ogier qui seront imitées dans
des chansons de geste tardives, telles que Fierabrás (vers 1230), Otinel
(vers 1230) et Guy de Bourgogne (vers 1230).

Karlamagnús saga (vers 1240) est un recueil de traductions de chansons de geste françaises, exécutées pour le roi Hákon Hákonsson de Norvège. Abstraction faite de ceux qui ont été introduits secondairement, le recueil contient les textes suivants: I. Vie de Charlemagne (source inconnue), 111. Oddgeir danski (les Enfances Ogier de la Chevalerie), IV. Agolandus (Pseudo-Turpin - Aspremont), V. Guitalin (Chanson des Saxons), VI. Otuel (Otinel), VII. Jórsalaferd (Pèlerinage de Charlemagne), VIII. Runzival (Chanson de Roland), IX. Aude et guerre de Libye (Chanson de Roland), fin de la guerre de Saxe (Chanson des Saxons), Ogier (Chevalerie), Guillaume au court nez, X. Mort de Charlemagne (Pseudo-Turpin).

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Aebischer veut voir dans la branche I la saga primitive, mais la fin de cette première partie, où nous lisons que Ogier est envoyé par son père comme otage à Charlemagne, qui le fait armer chevalier, prépare directement la branche 111, qui lui fait suite. On pourrait penser qu'en l'honneur du roi de Norvège, le recueil a été composé de textes gravitant tous autour d'Ogier le Danois, mais la branche V, où notre héros n'apparaît pas du tout, prouve qu'il n'en est rien. Le modèle en est plutôt, comme l'a montré André de Mandach, le Pseudo-Turpin, qui est la source des branches IV et X.

Ce que raconte la branche I sur Ogier a été emprunté à la Chevalerie et
semble indiquer que cette branche a été conçue par le rédacteur comme
une introduction à son recueil.

La branche 111 raconte seulement les Enfances Ogier, mais iî est clair que le traducteur a connu la Chevalerie entière. 11 s'agit d'une traduction fidèle, comme partout dans la saga, contrairement à ce qu'a dit Aebischer. Chose curieuse, la première moitié est fortement réduite, la seconde plutôt amplifiée; ce sont les duels entre Oddgeir et Karvel et entre Oddgeir et Burnament qui ont intéressé le remanieur. Les manuscrits Bb contiennent une fin qu'on ne trouve nulle part dans les textes français : le récit de la révolte, à Rome, de Feridan de Cordes contre Ammirai et Danamunt.

Dans les autres branches (IV, VI, VII, VIII), on constate que, contrairement à ce qu'on pouvait attendre, le rôle d'Ogier est réduit par rapport au texte français. Le traducteur n'a donc pas eu de prédilection pour ce héros scandinave.

Il en va tout autrement dans la branche TX, mais c'est peut-être parce que, pour sa majeure partie, elle n'existe que dans la version danoise, Karl Magnus Kronike. Dans la Guerre de Libye, qui correspond à la dernière laisse de la Chanson de Roland, c'est Udger qui tue le roi des païens, ce qui n'est pas dans le texte français. Udger apparaît également dans la Fin de la Guerre de Saxe, alors que, par contre, on ne le trouve pas dans la branche V. Enfin, des deux épisodes consacrés au seul Udger, le premier n'a pas de correspondant direct dans la Chevalerie: dans un combat contre le roi Amarus, Karlott, furieux, attaque Udger, qui se voit forcé de le tuer.

C'est probablement vers 1250 qu'a été écrite la première continuation de la Chevalerie, qui a introduit le thème de la longévité de notre héros, mais la première version que nous en possédions date seulement de 1315. Albéric des Trois Fontaines (vers 1255) fait déjà allusion a cette longévité, et il en est de même â'Adenet le Roi (vers 1275). qui donne une version considérablement amplifiée des Enfances Ogier.

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Des historiens comme Philippe Mousket (vers 1260) et Girard d'Amiens (vers 1300) font évidemment mention d'Ogier dans leurs chroniques versifiées. Et c'est vers cette époque qu'Ogier le Danois apparaît pour la première fois dans un texte danois. Les Annales d'Esrom, dans un manuscrit qui se termine en 1266, disent à propos de l'année 768: Et in tempore ilio erat feroeissimus rex in Dacia nomine Godefridus, pater Ozzyari Dani, ce qui dans une traduction contemporaine devient Ozcer Dan ou Orreldan.

Vers 1300, Ogier apparaît dans de nouvelles chansons tardives, Gaydon et Anseïs de Carthage, et le procès de la cyclisation fait naître dans son orbe un poème consacré à son grand-père: Doon de Mayence, et un autre consacré à son père: Gaufrey.

Au début du XIVe siècle, le personnage littéraire d'Ogier franchit les Alpes pour devenir le héros d'une série d'adaptations franco-italiennes des chansons de geste françaises: les Enfances, la Chevalerie, Macaire, l'Entrée d'Espagne, la Prise de Pampelune.

D'environ 1315 date la première continuation de la Chevalerie qui ait été conservée: le Roman d'Ogier en décasyllabes, qui existe dans le seul manuscrit 1583 du fond français de la Bibliothèque Nationale. Aux 13.000 vers de la Chevalerie sont ajoutés presque 20.000 vers, où nous suivons Ogier en Angleterre, au Danemark, puis à Acre, où il est trahi par les Templiers, ce qui prouve que le texte est postérieur à 1310, date du grand procès contre les Templiers. Ogier est en prison pendant cinq ans à Babylone, d'où il veut aller ensuite à Jérusalem, mais son navire est pris par un orage et emporté, au delà de la Mer Rouge, vers l'île de l'aimant. Il rend visite au paradis terrestre, où il mange une pomme qui, de l'âge de cent ans, le ramène à celui de trente ans, et enfin il arrive dans l'île d'Avalon, où il habitera avec la fée Morgue et son frère, le roi Artus. De là, il retourne en France deux cents ans après, à l'époque du roi Philippe, qu'il aide à défendre le pays contre les païens qui le menacent de nouveau. Et enfin, après une série de nouvelles aventures, il peut se retirer à Meaux, où l'a précédé Benoît, qu'il a rencontré chez Morgue, et qui est un autre que dans la Chevalerie.

Le Roman d'Ogier en alexandrins (vers 1335) remanie le texte entier, en introduisant les fées dès le début, autour du berceau d'Ogier, et en faisant jouer à Karaeu un grand rôle dans la dernière partie, où on le voit se convertir et recevoir la visite d'Ogier en Inde. Mais c'est presque sans changement que cette action est reproduite dans le Roman d'Ogier en prose (1498).

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Entre-temps, Jean cTOutremeuse (vers 1375) avait apporté à l'histoire d'autres amplifications, en faisant d'Ogier un héros liégeois, dans un poème en décasyllabes qui a été perdu, mais dont on trouve les traces dans son Myreur des Histors et dans sa Geste de Liège. Et c'est enfin de là que des interpolations sur Ogier ont été ajoutées au texte de Mandeville dans ce qu'on pourrait appeler le Mandeville de Liège (avant 1390).

Au XVe siècle, Ogier est connu dans les pays Scandinaves par la Karl Magnus Kronike suédoise (vers 1420), par le Mandeville danois (1444) et par la Karl Magnus Kronike danoise (1450-80), qui fait naître la «folkevise» Holger Danske og Burmand, où l'on rencontre pour la première fois les formes du nom avec -/-, et dont on lit le refrain sous une fresque de l'église de Floda dans le Sòdermannland (1475-1500) : Hollœger dans han wan siger af Burman.

Au début du XVIe siècle, l'humaniste danois Christiern Pedersen trouva à Paris un exemplaire du roman en prose d'Ogier. Comme il ne savait pas le français, il fit traduire le roman en latin pour le retraduire ensuite lui-même en danois, comportement qui rappelle celui de Laurent de Premierfait qui, cent ans auparavant, fit traduire le Décaméron en latin pour pouvoir le traduire lui-même en français. Et c'est ainsi qu'en 1534 le roman d'Ogier parut enfin en traduction danoise sous le titre de Olger Danskes Kronike.

Knud Togeby

COPENHAGUE